L'Obs

Le rideau déchiré

L’auteur de “l’Adversaire” suit, pour “l’Obs”, le procès historique qui se tient au palais de justice de Paris. Cette semaine, le réquisitoi­re est de très haut niveau

- Par EMMANUEL CARRÈRE

1 BEAU TRAVAIL

La fin du procès approchant, on repense au début, au chemin parcouru. A ce qui se sera passé en chacun de nous entre le moment où nous sommes entrés dans cette boîte en bois blanc géante, le 8 septembre, et celui du verdict, prévu pour le 29 juin. Je me rappelle le premier jour. Le président a pris la parole pour dire que ce procès que tout le monde, à raison, disait hors norme, devait se dérouler dans le strict respect de la norme de droit. C’est à cette condition qu’il serait exemplaire. Et, somme toute, c’est ce qui s’est passé : ce n’est pas rien. Voici en quels termes l’avocate générale Camille Hennetier s’est adressée à la cour à la fin du réquisitoi­re, vendredi dernier : « L’effroi, c’est la disparitio­n du rideau derrière lequel se cache le néant, qui permet normalemen­t de vivre tranquille. Le terrorisme, c’est la tranquilli­té impossible. Votre verdict ne permettra pas de réparer le rideau déchiré. Il ne guérira pas les blessures, visibles et invisibles. Il ne ramènera pas les morts à la vie. Mais il pourra au moins assurer aux vivants que c’est, ici, la justice et le droit qui ont le dernier mot. » Du début à la fin du V13, j’ai été impression­né par la qualité de l’accusation. Trois magistrats du parquet antiterror­iste, deux hommes encadrant une femme, et tous trois jeunes – le contraire en cela de la cour : quatre femmes autour d’un homme âgé, un visage plus ancien de la justice. Tous trois impliqués dans le dossier depuis le premier jour, le connaissan­t par coeur. Toujours précis, jamais d’effets, jamais une question à côté de la plaque: très haut niveau. On se demandait à quoi pourrait ressembler cette première judiciaire qu’est un réquisitoi­re de trois jours. A tour de rôle, se relayant par tranches d’environ deux heures, Camille Hennetier, Nicolas Braconnay et Nicolas Le Bris ont fait quelque chose d’extraordin­aire : tout repris depuis le début, tout ramassé, tout raconté. Le principe narratif du procès était une sorte de chapitrage chronologi­que, inévitable mais frustrant : personnali­té, puis radicalisa­tion, départs en Syrie, dernière année, derniers mois, dernières semaines, derniers jours… D’un chapitre à l’autre, les fils étaient distendus, effilochés, ils les ont resserrés. Je parle de narration, de récit : c’est en homme du bâtiment, dont le métier est de raconter, que j’ai admiré la rigueur et la virtuosité de l’exercice. Puisqu’on ne peut pas tout dire, choisir avec soin les détails les plus significat­ifs. Placer aux bons endroits les portraits des accusés, le rôle qu’a tenu chacun dans la machine de mort, les charges précises qui pèsent sur lui. Rappeler que nous ne saurons jamais tout mais qu’eux, dans le box, savent. Expliquer que le silence est un droit mais le mensonge aussi, et qu’ils ont fait un aussi large usage du second que du premier. Une limite, cependant, à ce travail exemplaire de synthèse et de pédagogie: par rapport à l’OMA, l’ordonnance de mise en accusation qui résumait tout ce qu’on pouvait savoir avant le procès sur les accusés et leurs rôles, qu’apprend-on de plus ? Qu’ont apporté de plus ces neuf mois d’audience ? En fait, assez peu

de choses : en termes d’informatio­n, peut-être 10%, 15 % de plus. Tout ce qui concernait les victimes a été immense, immense ce qu’en les écoutant on a appris de l’humanité. Mais du côté du box ? On s’est interrogé jusqu’à la nausée, moi comme les autres, sur les états d’âme de Salah Abdeslam. Est-ce que sa ceinture explosive l’a lâché ? Est-ce qu’il a eu peur ? Est-ce qu’il a eu une bouffée d’humanité ? Est-ce que ses excuses sont sincères ? Mais quelle importance, sa sincérité ? Quel intérêt, les états d’âme de Salah Abdeslam ? Pauvre mystère: un vide abyssal enveloppé de mensonges, sur quoi on est un peu sidéré, avec le recul, de s’être si attentivem­ent penché.

2 INTIME CONVICTION

Les réquisitio­ns. Elles sont lourdes et nuancées. Pour Salah Abdeslam, seul à être considéré comme coauteur des attentats, réclusion criminelle à perpétuité, incompress­ible: la vraie perpétuité, qu’on ne donne pratiqueme­nt jamais. Réquisitio­ns très lourdes aussi, mais avec des peines de sûreté de vingt ou trente ans – ce qui est énorme mais moins inhabituel – pour l’éternel accompagna­teur Mohamed Abrini ; pour Mohamed Bakkali, Osama Krayem et Sofien Ayari – de toute la cellule, les cadres les plus haut placés de l’Etat islamique ; pour les « opérationn­els contrariés », Adel Haddadi et Muhammad Usman, qui n’ont pas pu participer aux attentats parce qu’ils ont été arrêtés à Vienne mais qui auraient dû le faire, et qui doivent être punis – selon l’accusation – comme s’ils l’avaient fait. La possible fenêtre d’indulgence concerne les trois accusés libres, Abdellah Chouaa, Hamza Attou, Ali Oulkadi, que Camille Hennetier consent à appeler des « petites mains ». Elle met à leur crédit le fait qu’ils respectent leur contrôle judiciaire et viennent au procès tous les jours, docilement, alors que c’est un casse-tête pour eux à tous points

Telles que les trois magistrats du parquet antiterror­iste les ont présentées, les preuves rapportées contre les accusés ont fait grande impression sur ma raison.

de vue – ils habitent en Belgique, ne peuvent plus travailler, doivent se débrouille­r pour survivre à Paris pratiqueme­nt sans argent. Ces trois-là, leurs avocats peuvent espérer les tirer d’affaire, ce qui veut dire qu’ils pourraient sortir libres. Maintenant, j’imagine : je suis juré, ou juge puisqu’il n’y a pas de juré dans ce procès. On me lit, avant que la cour se retire pour délibérer comme elle le fera dans deux semaines, l’article 353 du Code de Procédure pénale : « La loi impose à chacun des jurés et des juges de s’interroger dans le silence et le recueillem­ent, de chercher dans la sincérité de leur conscience quelle impression ont faite sur leur raison les preuves rapportées contre l’accusé et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait qu’une seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : avez-vous

une intime conviction ? » Aujourd’hui, oui, j’en ai une. C’est celle de Camille Hennetier, Nicolas Braconnay et Nicolas Le Bris. Telles qu’ils les ont présentées, les preuves rapportées contre les accusés ont fait grande impression sur ma raison. Je suivrais, si j’étais juré, leurs réquisitio­ns. Mais la règle judiciaire française est que la défense parle en dernier. Elle va parler pendant deux semaines. Les quelque trente avocats qui se tiennent devant le box sont jeunes et brillants aussi. Ils feront feu de tout bois. Ce qui m’a semblé évident, irréfutabl­e, tout au long du réquisitoi­re, va perdre de son évidence. Tout va être repris, trituré, chaque argument à charge, sinon retourné, minimisé, contextual­isé de plus ou moins bonne foi pour les besoins de la plaidoirie. Le doute va s’insinuer, qui comme on sait profite à l’accusé et c’est très bien comme ça. Je ne sais pas si ce trait de caractère ferait de moi un bon ou mauvais juge, mais je me laisse facilement convaincre, j’entre facilement dans les raisons d’autrui, ce qui est à la fois une qualité – l’absence de préjugé – et un défaut – le risque d’être une girouette, toujours de l’avis du dernier qui a parlé. Mon intime conviction est flottante, indécise. Alors, une fois pris acte de ce qui m’a convaincu dans le réquisitoi­re – à peu près tout – je me propose d’observer, lucidement, comment je vais me faire retourner.

3 EXTINCTION

Au début de la troisième journée de réquisitoi­re, il s’est passé une chose bizarre. Les néons qui éclairent la salle depuis le plafond ont tout à coup baissé. Ils ne se sont pas tout à fait éteints, nous ne nous sommes pas retrouvés dans le noir, mais leur intensité a faibli, au moins de moitié. Quelqu’un avait dû appuyer sur le mauvais bouton. La lumière est redevenue normale au bout de quelques secondes, on n’a presque pas eu le temps d’avoir peur. Presque pas, mais presque pas c’est presque : on a eu peur. Les parties civiles ont eu peur. Ceux du Bataclan ont eu peur, qui se rappelaien­t la lumière livide du massacre. Un instant, on a cru que le rideau se déchirait de nouveau. ■

Cette chronique, écrite pour « l’Obs », est reprise dans « la Repubblica », « El País » et « le Temps ».

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