EN PREMIÈRE LIGNE
Alors que les “papys du rock” fêtent leurs 60 ans de carrière, Raphaëlle Baillot et Elise Le Bivic revisitent l’expérience décisive du groupe dans le Midi avec “l’Histoire française des Rolling Stones”.
Dans son documentaire “Fixers”, le grand reporter Charles Villa braque le projecteur sur ces femmes et ces hommes qui prennent de grands risques, dans les zones dangereuses, pour permettre au public d’être informé. Propos recueillis par Véronique Groussard
Pour France Culture qui leur a récemment consacré une série de podcasts, les fixeurs sont « les yeux et les oreilles des reporters ». Ils accompagnent les journalistes, traduisent, trouvent des contacts, négocient aux checkpoints, évitent des bévues mais sont si rarement crédités que leur existence même reste inconnue du grand public. Sur BrutX, Charles Villa met en lumière cinq de ses coéquipiers, au Congo, en Ukraine, en Syrie, en Afghanistan et au Mexique. Rencontre.
Comment décririez-vous, à partir d’un cas concret, le rôle de l’un de vos fixeurs ?
Charles Villa. Je n’aurais jamais pu réaliser la série documentaire « Kivu » en République démocratique du Congo sans l’aide de Sabiti. Rencontrer le chef d’un groupe armé dans un pays qui en compte 150, descendre dans une mine de coltan… tout cela aurait été impossible pour de multiples raisons : je suis blanc ; cette région compte une multitude de dialectes et d’ethnies ; j’ignore tout des codes en vigueur. Sabiti traduisait mes questions, les reformulait parfois s’il ne les jugeait pas assez respectueuses afin de me protéger ; bref, il est hors de question pour quelqu’un qui n’a pas grandi là-bas de travailler seul. Un tel reportage est semé d’embûches, on vous arrête sous tous les prétextes pour vous demander de l’argent. Si je me retrouve dans un village où il y a une manif, moi, un Blanc en 4 X 4, je serai bloqué. Si je brandis l’autorisation de Kinshasa, on me répondra : « Connais pas… As-tu l’autorisation du chef de village ? » Parfois, dans les zones dont il ne maîtrisait pas la langue, Sabiti avait lui-même recours à des fixeurs, points de contact avec les chefs de village, les marabouts.
En Ukraine, pays plus familier où vous êtes allé deux fois, aviez-vous aussi besoin d’être accompagné ?
En dehors des grandes villes, les gens ne parlent pas anglais mais ukrainien ou russe. Le pays est relativement accessible, les autorités ont ouvert largement les frontières. Mais quand sont arrivés, d’un coup, 2 000 reporters, ils avaient potentiellement besoin de 2 000 fixeurs. Or il y avait pénurie car beaucoup, parmi les plus expérimentés, ont pris les armes. Du coup, des vocations se sont créées : un prof d’anglais, des jeunes en école de journalisme… s’y sont essayés. Notre premier fixeur, Alex, tenait un magasin de bricolage à Kiev et parlait français mais, au terme de la première journée, il est parti au combat. Nous avons eu du mal à trouver Sasha : journaliste dans une matinale, elle n’avait aucune expérience en zone de conflit. C’est si vrai que, le premier jour, elle est arrivée en manteau turquoise, ce qui la désignait comme une cible. Sur ces terrains, on est toujours habillé en couleurs sombres.
Vous faisiez-vous concurrence entre médias ?
En moyenne je proposais 300 euros par jour. Je sais que les rédactions américaines montaient à 500 euros, ce n’est pas excessif dans une situation de guerre. Mais les freelances, eux, n’ont pas de quoi payer de telles sommes, le manque de moyens de beaucoup de médias se répercute sur les fixeurs. Pour ma part, je considère que c’est aux principaux intéressés de fixer leur tarif. En Syrie, il m’est arrivé de verser 800 dollars par jour [environ 745 euros, NDLR] quand les conditions étaient très dangereuses. Les fixeurs prennent des risques pendant le reportage, mais également après.
Après ?
Si j’interviewe des narcotrafiquants mexicains, que le floutage n’est pas suffisant, que l’endroit est reconnaissable, ils ne remonteront pas jusqu’à moi. En revanche, je mets en danger mon fixeur, Miguel. Ils connaissent son adresse.
Le 30 mai, lorsque Frédéric LeclercImhoff qui travaillait pour BFMTV a été tué au Donbass, sa fixeuse, Oksana Leuta, se tenait à quelques centimètres de lui. En 2017, Bakhtiyar Haddad a été tué à Mossoul alors qu’il accompagnait des journalistes d’« Envoyé spécial » (France 2) et du « Figaro »…
… Bakhtiyar, c’était une légende, il avait tous les contacts dans l’armée irakienne et avait aidé énormément de journalistes. C’est sans doute la première fois que le rôle de fixeur a été mis en lumière.
Qu’est-ce qui vous a décidé à vous intéresser à ce sujet ?
Le cas d’Hussain, un Afghan, a agi comme un déclic. J’avais travaillé une semaine avec lui en 2019 et, l’été dernier, je m’apprêtais à le rejoindre pour tourner un reportage dans un village taliban. Hussain se préparait à assurer ma sécurité et… la situation s’est inversée quand les talibans ont repris le pouvoir en quelques jours. « Il va falloir que j’évacue », m’avait-il dit, convaincu qu’il risquait d’être tabassé, torturé. Il avait collaboré avec beaucoup de médias américains mais s’est retrouvé très seul à ce moment-là.
D’après votre documentaire, Hussain est aujourd’hui réfugié politique à Paris. Que s’est-il passé ?
J’ai appelé mes potes journalistes et mes boss à Brut. Renaud Le Van Kim [l’un des fondateurs de la plateforme, NDLR] a actionné tous ses contacts politiques et diplomatiques, il n’a pas dormi pendant trois ou quatre jours. Il fallait exfiltrer six personnes : Hussain, sa femme et leurs quatre enfants, dont un bébé. Nous étions en contact vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les gendarmes français évacuaient nos ressortissants, les employés de l’ambassade mais n’avaient la main sur rien. Ce sont les Américains qui tenaient l’aéroport de Kaboul devant lequel se pressaient des milliers de gens. Hussain s’y présentait chaque jour en se conformant aux consignes pour se faire repérer : agiter un drapeau bleu blanc rouge, brandir des pancartes avec des noms de villes françaises ou porter une écharpe de telle ou telle couleur. Après son évacuation, il y a eu un attentat précisément à la porte où il se tenait quatre jours plus tôt.
Ces fixeurs travaillent pour des médias du monde entier mais leur statut est dans une zone grise…
Ils ne sont pas assurés, sont payés au black, leur travail n’est pas considéré à la même hauteur que celui du journaliste qui, lui, est visible. Ainsi, Allan Kaval a-t-il été honoré du prix Albert-Londres pour un article dingue, « Dans le nord-est de la Syrie, la mort lente des prisonniers djihadistes » (« le Monde » du 31 octobre 2019), et il ne perd pas une occasion de parler de son fixeur qui, lui, n’a pas été récompensé. Souvent, les rédactions ne connaissent pas les fixeurs, c’est flou, ça se fait à l’arrache. Selon moi, ces derniers devraient être protégés comme nous le sommes, nous, journalistes, avec un statut et des droits. Au fond, ils sont les coréalisateurs de nos sujets.
Ordinairement, les fixeurs restent dans l’ombre. Vous les mettez en lumière sur votre chaîne YouTube. Pourquoi ?
Quand je travaillais pour Arte ou France 5, mes reportages, largement consacrés aux crises humanitaires, étaient désincarnés : je n’apparaissais pas. Sur ma propre chaîne Youtube, c’est l’inverse. Je dévoile l’envers du décor des documentaires diffusés sur BrutX – le public raffole des coulisses. Je filme beaucoup en GoPro, du coup, mes fixeurs sont souvent dans le plan, je les questionne, ils me répondent. Les grands reportages, ce sont des galères, tout le temps. Il m’arrive de pleurer, d’avoir peur. Il y a une manière de romantiser les zones de conflit qui ne me plaît pas. Sur ma chaîne, je m’attache à déconstruire le mythe du grand reporter. J’ai par exemple expliqué pourquoi, après cinq documentaires, j’arrêtais de travailler sur l’Etat islamique. Mon reportage sur le stade de Raqqa transformé en prison était celui de trop, je n’y arrivais plus. ■
“LES FIXEURS DEVRAIENT ÊTRE PROTÉGÉS COMME NOUS LE SOMMES, NOUS, JOURNALISTES, AVEC UN STATUT ET DES DROITS. AU FOND, ILS SONT CORÉALISATEURS DE NOS REPORTAGES.”
LE ROCK N’EST PAS QU’UN STYLE DE MUSIQUE. C’EST UNE ATTITUDE, UN MODE DE VIE, UNE PRISE DE RISQUE, UNE FURIEUSE ENVIE DE SORTIR DES CLOUS JUSTIFIANT TOUS LES EXCÈS.
LUNDI 21H00 FRANCE 5
Comment faire un film sur les Rolling Stones qui alignent depuis des décennies « les lingots d’or », selon l’expression du rockeur et fan Louis Bertignac – au moins 40 tubes éternels dont « Satisfaction », « Angie », « Sympathy for the Devil » ou « Paint it Black » –, sans répéter ce qui a déjà été dit et montré mille fois ? En racontant l’histoire française de ce groupe britannique, angle suraigu du mythe que ce film peine d’ailleurs à tenir jusqu’au bout. « Ce n’était pas indispensable d’aller à Londres, soutiennent les réalisatrices Raphaëlle Baillot et Elise Le Bivic. Le rock’n’roll a aussi existé à Marseille, à Villefranche-surMer ou à Saint-Tropez dans les années 196070, sur fond de libération sexuelle et de French Connection. »
En 1964, la Stonemania déferle sur la France confinée du général de Gaulle. « Les Rolling Stones ne sont pas doux, gentils et souriants. Ils représentent la haine des conventions, le sexe, la violence, mais eux aussi sont en passe de devenir une institution », commente un speaker de l’ORTF, plus clairvoyant qu’enthousiaste. Avant qu’Antoine, le chanteur aux cheveux longs, ne livre ses « Elucubrations » en première partie du concert marseillais des Stones, il avait découvert sur l’écran de sa télé en noir et blanc un Mick Jagger provocateur et sensuel, inspiré par le blues et le jeu de scène de Tina Turner et de James Brown. Il a vite compris l’ampleur de « la gifle lancée à la gueule de l’establishment » qui allait reléguer illico les yé-yé au rang de « has been ». A Marseille, le 30 mars 1966, c’est le choc des cultures. Pour la première fois, un groupe de rock mondialement connu vient dans la cité phocéenne et les jeunes qui se produisent sur la scène ressemblent à ceux qui remplissent la salle. « Leur musique attire des jeunes gens qui ont l’énergie incroyable de leurs hormones, garçons comme filles, et qui ont besoin de libérer cette pression », analyse l’écrivain François Bon, biographe des Stones. Comme l’Olympia dévasté la veille, la salle Vallier fera les frais de leur hystérie : chaises arrachées, vitres brisées et pour Mick Jagger, un départ en brancard à l’hôpital avec un oeil au beurre noir. Rien qui puisse affoler le leader du groupe, au contraire : « Les gens qui viennent au concert veulent se défouler et c’est pour ça que ça ne sert à rien de leur dire de se contrôler », explique-t-il, placide. Le rock n’est pas qu’un style de musique. C’est une attitude, un mode de vie, une prise de risque, une furieuse envie de sortir des clous justifiant tous les excès.
En 1971, traqués par le fisc britannique qui ponctionne près de 85 % des très hauts revenus, les Stones quittent le Royaume-Uni et établissent le QG de la rock attitude à Nellcote, une luxueuse villa néoclassique de la Côte d’Azur dont les portes restent ouvertes aux quatre vents. Le séjour improvisé durera du printemps à la fin de l’été, comme une parenthèse enchantée. Entourés de leurs femmes, de leurs enfants et d’amis de passage, les musiciens enregistrent le mythique album « Exile on Main St. », considéré comme le meilleur par les fans et les spécialistes, en branchant leur matériel sur la ligne SNCF qui passe derrière la villa. Dominique Tarlé, un jeune photographe alors inconnu, est invité à les suivre au quotidien. Ses clichés immortalisent les Stones au naturel – ce qui ne sera plus jamais le cas tant les stars ont pris le contrôle permanent de leur image – et dévoilent des séquences de vacances oisives en famille.
On y voit le couple Keith Richards-Anita Pallenberg se défoncer gaiement. Au début des années 1970, la drogue est devenue une maladie urbaine omniprésente et Marseille, si proche, la principale filière mondiale de fabrication et de trafic d’héroïne. La villa Nellcote devient vite une cible de choix pour les dealers parmi lesquels Tommy Weber, qui pourvoit ses occupants en cocaïne. Pour la première fois, son fils Charlie explique face caméra comment lui et son frère, âgés de 7 ou 8 ans à l’époque, ont servi de mule, pas
sant les douanes avec des sachets de drogue scotchés sur le torse et dans le dos. Admirateurs et héritiers des Stones, Yarol Poupaud et Louis Bertignac dévoilent avec une sincérité étonnante des expériences personnelles en phase avec le code incontournable établi dans le sillage de la bande à Mick Jagger. « Oui, on était défoncés, oui, on s’est tapé des nanas et oui, on faisait du rock’n’roll ! Ça faisait partie du package », reconnaît le premier alors que le second évoque les « rabatteurs » qui proposaient des femmes à chaque tournée. Des « groupies » ou « admiratrices », telle que se revendique la Française Nadine Expert qui a eu une aventure avec le bassiste Bill Wyman, toutefois pas forcément prêtes à tout, comme semblent le montrer les passages volés de « Cocksucker Blues », le documentaire sulfureux réalisé en 1972 par Robert Frank, encore interdit de diffusion par les Rolling Stones à ce jour, qui dévoile des dessous chocs et pas très chics. Cofondateur du groupe La Femme, Marlon Magnée, lui, avance qu’aujourd’hui, « il faudrait prôner un nouveau rock’n’roll sans drogue parce que, de toute façon, tous ces groupes finissent par boire du thé et faire du yoga au bord de l’eau ». Si beaucoup reste encore à faire, cette tendance à l’assainissement profite visiblement aux Stones euxmêmes puisque, à 78 ans, ils continuent à monter sur scène… ■