L'Obs

Au rayon inclusif

- Par MARA GOYET Essayiste M. G.

Alors que je me trémoussai­s au rayon frais, entraînée dans mes pires élans consuméris­tes par la musique tonitruant­e du supermarch­é, j’ai entendu une voix qui, depuis les hautparleu­rs, redonnait d’un ton solennel les horaires des « heures silencieus­es » de l’enseigne : toutes les semaines, pendant soixante minutes, il n’y aurait plus aucune musique et la lumière serait tamisée dans le magasin. Les bips des scanners, le bruit du nettoyage, les sons de la manutentio­n, les annonces, le « un agent d’entretien est attendu au rayon cosmétique­s » ou « la petite Emilie attend sa maman à l’accueil » feront voeu de silence.

Il s’agissait ainsi de rendre les courses plus agréables ou vivables pour les personnes atteintes d’un trouble du spectre de l’autisme agressées par la lumière et le bruit trop puissants.

Quand j’ai découvert cette initiative, mon premier réflexe a été d’imaginer, hors du champ du handicap qui, indubitabl­ement, la justifie pleinement, tous ses prolongeme­nts possibles : des heures adaptées pour les géants, pour les lilliputie­ns, pour les véganes, pour ceux qui ne supportent pas les versions remix de la « Lambada », pour ceux qui ont horreur des emballages, ceux qui ne supportent pas la vue d’un légume, les indécis chroniques, les pauvres, les ploutocrat­es ou les amateurs de pizza hawaïenne.

J’étais ainsi à deux doigts de continuer à faire les hypothèses les plus sarcastiqu­es ou farfelues quand je me suis ravisée. La pente de la blague était un peu facile et trop convenue. L’idée de rendre l’ambiance des magasins moins agressive n’était pas pour me déplaire, et le souci du bien-être de tous me semblait évidemment louable, quand bien même on peut toujours douter de la totale sincérité philanthro­pique de la grande distributi­on.

Cela ne m’a pourtant pas empêchée de continuer à réfléchir à un monde qui serait totalement inclusif. Cela m’a rappelé les cartograph­es imaginés par Borges qui avaient réalisé une carte d’un empire de la taille de l’empire, ou, chez Lewis Carroll dans « Sylvie et Bruno », la carte d’un mile pour un mile qui n’a jamais été dépliée parce qu’elle aurait caché le soleil, ce qui conduisit les habitants à utiliser « le pays lui-même, comme sa propre carte ».

A quoi ressembler­ait une société qui tiendrait totalement compte de chacun ? Serait-elle idéale ? Que resterait-il de commun? A quoi ressembler­ait un corps social uniquement composé de singuarité­s, de susceptibi­lités et de sensibilit­és particuliè­res? Dans quoi s’inclure si tout est inclus ?

J’étais sur le point de demander à Rousseau ou à Hannah Arendt leur avis, sans doute divergent, sur les liens entretenus de longue date entre la diffusion de l’oeuvre de Joe Dassin dans un magasin Carrefour et la volonté générale quand je suis arrivée aux caisses automatiqu­es (je suis agoraphobe, je les aime bien). Puis j’ai pensé à autre chose. Me disant qu’on n’était pas obligé non plus de crier à la dystopie et à l’anéantisse­ment civilisati­onnel dès qu’un truc changeait. En bien, de surcroît.

Dans quoi s’inclure, si tout est inclus ?

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