L'Obs

L’Europe malade de ses tares

- Par ALAIN MABANCKOU Ecrivain A. M.

Je suis arrivé à Amsterdam pour parler de « l’état de la littératur­e européenne en 2022 ». Mais au fond, ce qui m’importe, ce n’est pas seulement de dresser un bilan de santé des lettres européenne­s.

Je voudrais voir la ville. Surtout la nuit. J’ai fait mon allocution. J’ai souligné combien les colonisate­urs avaient voulu gommer les spécificit­és des cultures africaines… qui, de nos jours, viennent à la rescousse des grandes langues des anciennes puissances. D’ailleurs, certains pays qui n’ont pas connu une longue « expérience » de colonisate­urs – leurs territoire­s leur ayant été repris au moment de leur défaite (l’Allemagne, l’Italie, par exemple) – ne peuvent se targuer de posséder des langues qui résistent dans les cinq continents. C’est dans ce sens que, juste après les indépendan­ces africaines, l’Union soviétique s’était lancée dans une croisade linguistiq­ue vers l’Afrique, consciente que la puissance d’une nation se mesurait par la pratique de sa langue en dehors de ses frontières. Je pouvais encore parler le russe jusqu’à l’âge de 21 ans. S’il m’en reste quelques bribes qui me permettent de surprendre des Russes que je croise dans un café à Los Angeles, je ne peux plus, hélas, réciter en langue originale les poèmes de Pouchkine ou les premières pages du « Docteur Jivago ». En France, où j’ai vécu dix-sept ans, je ne pratiquais plus la langue. Mais parler le russe aux Etats-Unis, c’est encore réveiller la « peur rouge ». Les Américains estiment que le russe est la langue du communisme, et le communisme il faut le combattre. Le maccarthys­me n’était pas une promenade de santé, le spectre de la guerre froide n’a jamais disparu au pays de l’Oncle Sam.

Pendant que je déroulais cette expérience personnell­e devant mes auditeurs, je pensais à ce que je ferais le soir. J’avais une petite idée : aller dans un restaurant africain puis, de là, demander à un frère ou à une soeur du continent où aller me changer les idées.

Qu’on se rassure : il y aura toujours un restaurant africain avec un nom exotique dans chaque capitale européenne. Le nom vous frappe lorsque vous effectuez des recherches, et il vous transporte au coeur du continent. Quel pays européen n’a pas de Kilimandja­ro, de Zambèze, de Tombouctou, de Sahel, de Dakar, que sais-je encore ?

Je trouve un restaurant. Je m’y attable. Les ingrédient­s n’ont pas le goût frais des établissem­ents que je fréquente à Château-Rouge, dans le 18e arrondisse­ment de Paris. Je me plains tout bas auprès d’une soeur qui mange à côté. Elle me répond : « Nous sommes aux Pays-Bas, personne ne contestera ce qui est dans l’assiette, mange, félicite, dis merci et laisse le pourboire. » C’est ce que je fais. La soeur me conseille d’aller au Red Light District. « Tu ne peux pas être à Amsterdam sans aller là-bas. »

Au Red Light District, je me retrouve dans une sorte de féerie éclairée par des lumières rouges. Un autre monde ! Les gens se bousculent devant les cabines louées par des prostituée­s aguicheuse­s.

La foule est immense. J’ai l’impression qu’il n’y a que des Français. Ils me parlent en anglais. Je leur dis que je parle français. Un d’eux, le plus ivre, me félicite de bien parler « leur langue ».

Je quitte les lieux en me disant que l’Europe est toujours malade de ses propres tares. Et qu’elle est loin de s’en sortir…

Un Français me félicite de bien parler “leur langue”.

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