L'Obs

Barouds d’honneur

L’auteur de “l’Adversaire” et du “Royaume” suit, pour “l’Obs”, le procès historique qui se tient au palais de justice de Paris. Cette semaine, les ultimes plaidoirie­s avant le verdict

- Par EMMANUEL CARRÈRE

1 PRESQUE RIEN À ESPÉRER

La semaine dernière était celle des « petits » accusés, qui paradoxale­ment risquent gros. Certains espèrent être acquittés, tous craignent de rester en prison ou, pire, d’y retourner. Suspense. Alors que les gros poissons du dossier, Ayari, Bakkali, Krayem, Abrini, Abdeslam, ont tout à craindre et presque rien à espérer. Ils savent qu’ils vont être lourdement condamnés, leurs avocats le savent, les plaidoirie­s ressemblen­t à des barouds d’honneur. Les plus belles ne sont pas forcément les plus efficaces, mais quelles chances a-t-on d’être efficace quand les chefs d’accusation sont si graves et qu’on ne s’adresse pas à un jury populaire mais à cinq magistrats profession­nels qui vous voient venir et savent d’avance tout ce que vous allez leur sortir ? J’ai aimé ce qu’a dit à la cour l’avocat belge d’Abrini, Stanislas Eskenazi : « S’il vous plaît, une fois qualifiés les faits, tombez votre toge. Condamnez en tant qu’êtres humains, pas en tant que magistrats. Sinon, ce ne sera pas une cour d’assises. »

2 LE LANCEUR DE COUTEAUX

Les enjeux pénaux étant faibles, on était libre d’apprécier le talent. On se demandait, aux suspension­s : « Tu as aimé ? » Chacun a eu ses favoris, je cite deux des miens. Le premier est un autre avocat belge, Isa Gultaslar, pour Sofien Ayari. C’est un grand type efflanqué, le visage en lame de couteau, qui de tout le procès n’a pratiqueme­nt pas ouvert la bouche. Quand est venu son tour, il a étonné en allant sur un terrain où personne d’autre n’est allé. Pas tout à fait une défense de rupture à la Vergès, mais presque. Il a commencé par l’histoire de Hamza, un garçon syrien de 13 ans qui en mars 2011, au début du « printemps arabe », a écrit sur un mur « ton tour viendra, docteur » – le docteur étant Bachar al-Assad qui, comme on sait, est ophtalmolo­giste. Arrêté par la police, Hamza a été torturé à mort, rendu à sa famille le visage noir, le corps brûlé, le cou brisé, le sexe tranché. Manière pour Gultaslar de rappeler que l’origine de ce qu’on juge au V13, c’est la barbarie du régime syrien et que ce qui a poussé vers Daech tant de jeunes musulmans comme son client, ce n’est pas forcément la cruauté ni le fanatisme mais une indignatio­n politique légitime. La cause des attentats, dit-il, ce n’est pas la religion, c’est la guerre. La France est engagée en Syrie, cela s’appelle être en guerre, et les crimes commis à Paris par les combattant­s de Daech ne devraient pas relever du droit antiterror­iste national mais du droit internatio­nal des conflits armés. Ils devraient donc être requalifié­s en crimes de guerre. Est-ce que cette éventuelle requalific­ation, à huit jours du verdict, a la moindre chance d’être examinée ? Est-ce qu’elle arrangerai­t les affaires déjà mal engagées de Sofien Ayari ? Ça m’étonnerait, mais on a assisté à une impression­nante leçon de droit, de géopolitiq­ue et de voltige oratoire. A la suspension,

des rumeurs circulaien­t sur ce Gultaslar que très peu connaissai­ent avant qu’il prenne la parole. Il aurait fait partie d’un comité de soutien belge à Oussama Atar, avant que celui-ci ne devienne le chef des opérations extérieure­s de Daech : ça, c’est vrai, et accentue son côté Vergès. Avant d’être avocat, il était lanceur de couteaux dans les fêtes foraines. Ça, c’est Georges Salines qui me l’a raconté, et j’ai compris qu’il s’était foutu de moi quand je me suis enhardi à interroger l’intéressé lui-même. Avec une cordialité amusée, Gultaslar m’a répondu que non, et qu’il n’avait pas non plus été montreur d’ours au Bhoutan. N’empêche, c’est le genre de type au sujet duquel on peut se poser de telles questions et quand, après l’audience, il a fait son entrée à la Brasserie Les Deux Palais, on l’a applaudi.

3 CAMARADERI­E

Comme je n’y étais pas ce jour-là, je ne sais pas si on a applaudi Orly Rezlan aux Deux Palais, mais il y avait de quoi. C’est l’une des avocates de Mohamed Bakkali et je dois avouer que je la trouvais peu sympathiqu­e. Voix désagréabl­e, ton revêche : elle n’a pas davantage cherché à nous séduire dans sa plaidoirie que dans ses interventi­ons au cours de l’audience. Mais à mesure qu’elle parlait, son austérité, la puissance de sa conviction, sa colère monocorde, lancinante, ont monté sans qu’elle élève la voix, de palier en palier, pour atteindre une qualité véritablem­ent hypnotique, telle que Soren Seelow, le spécialist­e terro du « Monde », a osé l’adjectif « planant », et il était approprié. La plaidoirie d’Orly Rezlan était planante. Implacable aussi, et comme celle de Gultaslar elle apportait quelque chose de nouveau, quelque chose qu’on n’avait pas entendu et qui n’est évidemment pas une excuse mais un élément d’explicatio­n. Gultaslar a insisté sur l’indignatio­n politique, Rezlan sur la mauvaise conscience qui va de pair avec toute pratique religieuse soutenue. Est-on un bon musulman ? A-t-on suffisamme­nt soutenu les frères dans la peine ? Quand d’autres souffrent et se battent, n’est-il pas honteux d’être un planqué ? Ces questionne­ments ne sont pas vils, mais Rezlan ne s’en est pas tenue là. Au lieu de citer Camus comme on l’a fait jusqu’à l’écoeuremen­t, elle est allée chercher une référence éclairante dans l’« Histoire d’un Allemand » de Sebastian Haffner, un des grands livres sur la montée du nazisme. Haffner était un jeune juriste, tiens donc, qui a raconté et essayé de comprendre comment tant de jeunes gens de sa classe d’âge, qui n’étaient ni des psychopath­es ni même des extrémiste­s, se sont laissé happer par la

Abdeslam mérite une peine lourde, personne ne dit le contraire, mais Abdeslam n’est pas Fourniret. Il n’est même pas Abaaoud.

machine de haine. Il dit que pour beaucoup le ressort a été la camaraderi­e. On partage un idéal, on communie dans l’indignatio­n, adhérer aux valeurs du groupe c’est montrer qu’on est un type bien. Il est délicat de soutenir qu’on peut participer à des attentats ou à un génocide parce qu’on a bon coeur, mais parce qu’on est bon camarade, oui, ça se tient.

4 LA VRAIE PERPÉTUITÉ

Pour finir, il y a eu Martin Vettes et Olivia Ronen, les deux jeunes avocats d’Abdeslam. Affluence maximale. Ils ont été bons, très bons, et Ronen, dans son dernier quart d’heure, carrément inspirée. Ils ont plaidé le dossier, longuement, vaillammen­t, mais leur vrai combat, celui qui a une chance d’aboutir, c’est contre la perpétuité incompress­ible requise par le parquet. Une légende veut que Robert Badinter ait arraché l’abolition de la peine de mort contre l’instaurati­on de cette « vraie » perpétuité : on entre, on ne sortira plus jamais. Ce n’est pas vrai, Badinter a toujours refusé qu’on remplace un supplice par un autre supplice. Et si cette peine-limite a été, depuis 1994, prononcée quatre fois, c’était pour des sadiques et de grands pervers, d’une dangerosit­é extrême, comme Michel Fourniret. Abdeslam mérite une peine lourde, personne ne dit le contraire, mais Abdeslam n’est pas Fourniret. Il n’est même pas Abdelhamid Abaaoud, ni Oussama Atar. Le condamner à cela, qui est effroyable, ce serait au nom de l’exemplarit­é bafouer la proportion­nalité des peines – moyennant quoi Ronen a conclu : « Si vous suivez le parquet, le terrorisme aura gagné. »

5 DEUX REGRETS

Je n’ai pas aimé cette chute. S’opposer au parquet, c’est le rôle de la défense. Ronen le tient avec véhémence, très bien. Mais d’un bout à l’autre d’une plaidoirie par ailleurs superbe, elle a été, plus que cinglante, insultante, et j’ai trouvé ça dommage. On peut juger le trio Hennetier-Braconnay-Le Bris excessivem­ent sévère dans ses réquisitio­ns. J’espère, moi aussi, qu’elles ne seront pas suivies pour ce qui concerne la « vraie » perpétuité. Mais on ne peut pas dire qu’ils ont été médiocres, démagogues et encore moins, Ronen a prononcé le mot, « ignobles ». Vraiment pas. Ç’a été au contraire l’un des atouts du V13 que l’accusation soit d’aussi haut niveau. Et, puisqu’on en est aux regrets, en voici un autre. Les derniers mots du président ont été pour nous avertir que le verdict, prévu le mercredi 29 à partir de 17 heures, ne serait sans doute prononcé que tard dans la soirée. « Je sais bien, a-t-il ajouté, que cette attente sera pénible pour les parties civiles et qu’elle n’arrangera pas les médias, mais on n’a pas le choix. » Très bien encore. Ce que je trouve dommage, c’est d’avoir oublié que cette attente serait pénible aussi pour les accusés.

■ Cette chronique, écrite pour « l’Obs », est reprise dans « la Repubblica », « El País » et « le Temps ».

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