ET L’INCROYABLE EST DEVENU RÉALITÉ
Al’apogée des mouvements sociaux des années 1960, la citation par Martin Luther King de l’abolitionniste Theodore Parker – « l’arc de l’univers moral est long, mais il penche vers la justice » – a servi d’inspiration. Alors même que les événements remettaient en question l’inéluctabilité du progrès, certaines avancées semblaient inaliénables. Parmi elles se trouvaient les lois sur les droits civils et un certain nombre de décisions de la Cour suprême, en particulier Roe vs Wade en 1973, qui étendait le droit à la vie privée à celui d’interrompre une grossesse.
Et maintenant l’incroyable est devenu réalité. La Cour suprême a déjà sapé les protections juridiques qui garantissaient le droit de vote des minorités et, aujourd’hui, elle déclare qu’il n’y a pas de droit constitutionnel à l’avortement, laissant les Etats libres de le réglementer. Les Etats républicains (près de la moitié) se préparent à adopter ou ont déjà adopté des lois qui abolissent complètement l’IVG, même en cas de viol ou d’inceste. Au Texas, l’application de la loi est laissée aux chasseurs de primes – les citoyens ordinaires qui dénoncent des médecins suspects et leurs patientes se voient promettre 10000 dollars. Un projet de loi du Tennessee permettrait aux violeurs ou à leurs familles de se pourvoir en justice pour empêcher la victime d’un viol de se faire avorter. La cruauté exprimée par les politiciens et les « prolife » est à couper le souffle ; elle prend sa source, chez certains, dans une théologie discutable. La vie commence à la conception, soutiennent-ils, et bien que le viol et l’inceste soient des choses abominables, elles ne le seraient pas autant que de prendre la vie d’un embryon – maintenant défini comme un « bébé à naître ». Leur refuser la vie, ce serait nier la volonté de Dieu !
Ce sont les mêmes législateurs qui refusent les soins prénataux aux femmes démunies et les soins de santé à leurs enfants. Peu soucieux du bien-être des vivants, ils définissent comme
« meurtre » tout ce qui ressemble à un avortement, y compris les fausses couches ou les grossesses extra-utérines. C’est une misogynie terrible qui oeuvre à imposer l’idée que le rôle premier des femmes est d’être des « reproductrices », dont la fonction appartient à l’Etat.
S’y ajoute une suprématie blanche évidente, comme si interdire l’avortement était un moyen d’éviter le « grand remplacement » des majorités blanches. (Dans cette logique malthusienne, le manque de soins pour les pauvres opérera une sélection…)
La perte du droit des femmes au contrôle de leur corps est un aspect du triomphe politique de la droite autoritaire. Une droite qui se caractérise par la cruauté, le racisme et le sexisme, mais aussi par une folie malveillante. La colère est partout, et le marché non réglementé des armes permet à la fureur de se transformer en tragédie. Des groupes considérés comme marginaux, voire fous, sont devenus, depuis Donald Trump, mainstream. Ils ont pris le pouvoir sur le Parti républicain, forçant la main de types plus raisonnables.
Ce sont toujours des voix minoritaires, mais elles ont réussi à se faire élire en modifiant les limites des circonscriptions électorales (le gerrymandering). Leurs efforts auront le soutien d’une Cour suprême, dont la réputation est aujourd’hui ternie par ses jugements politiques. L’épouse du juge Thomas a participé aux plans de l’insurrection du Capitole; la juge Amy Coney Barrett est membre d’une organisation chrétienne conservatrice; les autres, dans la majorité, ne sont pas moins déterminés à mettre fin aux protections légales contre les discriminations. Si la Cour obtient ce qu’elle veut, nous serons bientôt une nation dirigée par une minorité chrétienne, en désaccord avec la majorité de la population. « La Servante écarlate » de Margaret Atwood n’est plus une dystopie : elle est sur le point de devenir la réalité au pays de la liberté, la prétendue citadelle de la démocratie !
Comment les potentialités de la démocratie ont-elles pu nous mener là, se demandaient Adorno, Horkheimer, Benjamin et leurs collègues dans les années 1930, alors que des vagues fascistes déferlaient sur leur pays? Tandis que nous réfléchissons avec étonnement à la force croissante du fascisme aux Etats-Unis et aux moyens d’arrêter son ascension, mes amis et moi nous posons les mêmes questions: comment en est-on arrivé là? Et que faut-il faire ?
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