L'Obs

“RÉVEILLONS­NOUS !”

- Par LEÏLA SLIMANI,

Réveillons-nous ! C’est à un grand réveil que nous invite la décision de la Cour suprême américaine d’annuler l’arrêt Roe vs Wade de 1973, qui autorisait le recours à l’avortement dans l’ensemble du pays. Car nous vivons depuis trop longtemps dans l’illusion. Nous avons tort de croire que le progressis­me a gagné dans nos démocratie­s occidental­es. Le mouvement #MeToo et la libération de la parole des femmes, la généralisa­tion du mariage homosexuel, les mouvements antiracist­es comme Black Lives Matter nous font penser que la raison a triomphé des obscuranti­smes. Mais ne cédons pas à la naïveté. Les adversaire­s à ces causes sont nombreux et puissants. Partout, les forces conservatr­ices s’organisent pour rétablir la suprématie des lois divines et réaffirmer la domination masculine sur le corps de la femme.

Au Brésil, le président Jair Bolsonaro juge inadmissib­le qu’une fillette de 11 ans, violée, ait pu se faire avorter légalement. Donald Trump, aux Etats-Unis, accuse ses adversaire­s démocrates de vouloir « arracher les bébés des entrailles de leurs mères ». Poutine en Russie, Viktor Orbán en Hongrie ou, chez nous, Eric Zemmour défendent la famille traditionn­elle, où la femme est enfermée dans son rôle de procréatri­ce docile. Tous militent aussi contre le droit des homosexuel­s ou celui des immigrés et invoquent la crainte du « grand remplaceme­nt » de l’homme blanc.

Le corps de la femme est en danger. Le corps des Noirs est en danger. Le corps des migrants est en danger. Le corps des pauvres est en danger. Ce sont nos corps qui sont livrés au libéralism­e sauvage. Et si Trump voit dans l’abrogation de Roe vs Wade le triomphe de la volonté de Dieu, c’est en réalité le Dieu argent qui est victorieux. Ce Dieu argent qui permet à Boris Johnson de vendre des migrants aux Rwanda. Ce Dieu argent qui fera que demain, aux Etats-Unis, les femmes pauvres, du fait d’une grossesse involontai­re, deviendron­t plus pauvres encore, seront plus susceptibl­es d’arrêter leurs études, d’accepter des emplois précaires, d’être victimes de violences. Des femmes qui tenteront malgré tout d’avorter et en mourront, comme une femme toutes les neuf minutes dans le monde. Aucune loi que l’on peut contourner grâce à l’argent ne peut être une loi juste. Au Maroc, où je milite au sein du Collectif des Horsla-Loi pour la dépénalisa­tion de l’avortement, six cents avortement­s clandestin­s sont pratiqués quotidienn­ement. Chaque jour amène son lot d’histoires sordides… C’est l’histoire de Latifa, enseignant­e dans le primaire et dont le mari volage la trompe avec une jeune femme de 19 ans. Il lui promet le mariage et un avenir radieux. Mais la jeune femme tombe enceinte et le mari, qui craint le scandale, l’entraîne dans la maison d’une faiseuse d’anges où elle meurt d’une hémorragie. C’est l’histoire de Jamila, employée de maison, violée par le gardien et qui n’ose parler à personne du crime dont elle a été victime. Jamila, qui cache sa grossesse à sa famille et à ses employeurs. Ces derniers trouveront un matin, dans la poubelle au bout de la rue, le corps d’un bébé abandonné. C’est l’histoire d’un médecin qui m’aborde un jour dans un restaurant de Meknès. Un homme au visage marqué par l’inquiétude, qui me tend une lettre et disparaît. Il a passé dix ans en prison pour avoir aidé des femmes désespérée­s à avorter.

La décision de la Cour suprême n’est pas seulement une tragédie pour les femmes américaine­s. Elle envoie un signal terrible à ceux qui se battent dans les pays où l’avortement est interdit. Demain, elle servira d’argument de poids à ceux qui s’opposent à ce droit. Les islamistes – qui fustigent habituelle­ment l’Amérique décadente et cupide – prendront à témoin les évangéliqu­es, car les fous de Dieu se rejoignent toujours quand il s’agit d’aliéner les femmes. Ils diront : si la plus puissante démocratie du monde attaque le corps des femmes et les droits des homosexuel­s, pourquoi pas nous ?

A eux, nous ne devons cesser de rappeler que nos corps n’appartienn­ent ni à Dieu ni à l’homme, et que nous ne saurions être de véritables citoyens si nous n’en avons pas la libre dispositio­n. Nous devons nous battre sans relâche contre les bigots, les racistes, les machistes, les suprématis­tes. Réveillons-nous car nos ennemis sont puissants.

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