L'Obs

“Je doute, donc je suis”

Dans “Peter von Kant”, de François Ozon, l’acteur d’“Inglouriou­s Basterds” et de “Jusqu’à la garde” campe un Fassbinder aussi puissant que fragile. Rencontre, en Bretagne, avec un comédien d’exception

- Propos recueillis par SOPHIE GRASSIN

Dans un restaurant de cette baie d’Audierne où il s’est établi après le confinemen­t, Denis Ménochet sauve une mouche de la noyade dans une bolée de cidre, « ben, oui, ma belle, c’est de l’alcool », et se replonge dans sa carrière. Au menu, moules au safran et Fassbinder, qu’il vient d’incarner dans la version masculinis­ée des « Larmes amères de Petra von Kant », lettre d’amour de François Ozon au réalisateu­r allemand. Un film sur l’emprise où il croise Isabelle Adjani en diva et Hanna Schygulla, muse du grand Rainer, dans le rôle de « Mutti » (la mère), venue adouber l’aventure. (Lire aussi L’humeur de Jérôme Garcin, p. 75).

De quelle manière entendez-vous parler du projet de « Peter von Kant » ?

Ozon l’évoque tout en soulignant qu’il n’est pas sûr de le faire. En bon joueur d’échecs, il me teste. Il ne veut pas que je m’enflamme. Je passe des essais. On lit le scénario. Grand moment : François joue tous les personnage­s. Comme je suis habité par le doute, je me penche sur les films de Fassbinder. Après ces essais, il ne me dit pas que j’ai le rôle, mais je sais qu’il me fait confiance.

Grâce à quelles clés êtes-vous entré dans le personnage ?

Par le doc de Fassbinder, « Un automne à Berlin », et la partition écrite par François. J’y associe des trucs dont je suis fan. « La Chatte sur un toit brûlant », « Richard III », « Macbeth », « Frankenste­in Junior » ou le « Dracula » de Coppola, quand Peter voit arriver Amir (Khalil

Ben Gharbia), dont il va faire son comédien. Fasciné, il doit le posséder. Les portes s’ouvrent. Fassbinder me semblait trop monumental. Et puis Peter von Kant, c’est aussi François.

Peter von Kant fait passer un casting à Amir…

On a accumulé tellement de prises sur des tons différents : dangereuse­s, séduisante­s… François a choisi. Quand Peter pleure, il a juste pris la fin du plan. Malgré toute la liberté qu’il m’a donnée, Ozon gouverne.

Comment avez-vous abordé la scène de danse sur « Comme au théâtre », de Cora Vaucaire ?

C’est la scène que je redoute le plus. J’écoute le morceau en boucle. Sur le plateau, énorme « lâchage » grâce à la lumière de Manu Dacosse et aux costumes de Pascaline Chavanne, à qui je fais une demande de dernière minute. Je regarde « Tenue de soirée », de Blier, pour m’inspirer ; Depardieu porte un slip tigre. J’ai voulu un short tigre en hommage à Gérard. Et puis j’avais vu, dans je ne sais quel film, Benoît Poelvoorde effectuer une espèce de gigue. Là aussi, c’est remonté à la surface. Les paroles vous guident. Les masques se mettent en place. Un membre de l’équipe m’a glissé : « L’âme de Fassbinder était là. »

Vous donnez la réplique à Isabelle Adjani et à Hanna Schygulla…

Je commets la bourde de regarder « Possession », de Zulawski, la veille. Je suis ultra impression­né. Mais Isabelle a l’habitude d’impression­ner les acteurs. Elle fait partie du cinéma que j’aime, c’est une icône pour moi. « Sunset Boulevard » remonte aussi. Je suis en mode « pince-moi »… Quand je vois sur l’affiche le nom d’Isabelle accolé au mien, Ménoche, je crois encore à l’erreur. Hanna, elle, me chante la même berceuse que ma mère. A un moment, je porte le costume blanc de Fassbinder; choc, ça la ramène à cette période de sa vie. On sent qu’elle pense : je suis encore là. Pour la détendre, je l’appelle « Mutti ». Sur le tournage, je demande à François si elle peut m’embrasser sur la bouche pour me souhaiter bonne nuit.

Vous êtes-vous parfois découragé ?

Non, j’avais mes petits chatons : Stefan Crepon [Karl, l’assistant muet de Peter, NDLR], exceptionn­el, et Khalil. Avec Stefan, on a connecté sur le jeu, l’artisanat, la tambouille. Le métier, ce n’est rien d’autre que ça. Khalil envoie du bois. Il a un côté Jim Morrison. Le vrai film que l’on fait, ce sont les souvenirs qu’on en garde. Je ne vois pas les miens, ou alors j’ouvre plusieurs écrans sur mon ordi en même temps. De toute façon, ils finissent en DVD à 3 euros au Carrefour Market du coin… Il faut être là pour les plus jeunes. J’ai fait du skate, les aînés encouragen­t les petits. Tomber, tomber, tomber, jusqu’à atteindre la perfection, comme pour une prise.

« Peter von Kant » vous a fait grandir…

C’est la première fois que le nom de mon personnage donne son titre au film, qui mêle théâtre et cinéma. Pas rien. Le théâtre, je n’en ai jamais fait. Je ressentais un truc d’illégitimi­té. Pour moi, le texte est vital. Le par-coeur, impossible… Mais je me suis servi du temps imposé par ce confinemen­t, qui m’a fait un

PETER VON KANT, par François Ozon, en salle le 6 juillet. AS BESTAS,

par Rodrigo Sorogoyen, en salle le 20 juillet.

mal de chien. Ces gens qui partaient n’étaient que des chiffres. Moi, je voyais toutes ces premières fois qui s’en allaient. La première fois que tu as enlevé les petites roues de ton vélo, que tu es tombé amoureux, que tu as fait un feu de camp…

Tout bascule pour vous avec « Inglouriou­s Basterds », de Tarantino.

Coup de bol, je rends service au directeur de casting du film : « Envoie-moi une photo. » Tarantino accepte de me rencontrer. Je m’imagine toute l’existence de ce fermier qui cache les Dreyfus sous son plancher. J’utilise une chanson, « That’s My People », de NTM. Avec une chanson, des souvenirs reviennent. J’inverse le truc, je me crée des souvenirs en écoutant NTM allongé dans le noir… J’aide à construire le décor de la ferme. L’équipe me regarde en se demandant ce que je fous là. « Prends un marteau, ne te blesse pas. » A la fin de ma scène, le chef déco vient me voir : « On s’est tous demandé pourquoi tu étais là, mais quand je te vois marcher vers la maison tandis que les Allemands arrivent, je sais. »

Où se déroule la rencontre avec Tarantino ?

Dans une cuisine improbable. Je viens de foirer l’audition pour « Da Vinci Code », de Ron Howard. J’ai fait la connerie d’arriver deux heures avant, tous

Né en 1976 dans l’ascenseur de l’hôpital d’Enghien-les-Bains (Val-d’Oise), DENIS MÉNOCHET est élevé en Suède, au Texas et aux Emirats arabes unis. Remarqué en 2009 dans « Inglouriou­s Basterds », de Quentin Tarantino, il joue dans « Grand central », de Rebecca Zlotowski, « Jusqu’à la garde », de Xavier Legrand, « Seules les bêtes », de Dominik Moll, « The French Dispatch », de Wes Anderson. « Peter von Kant » marque sa troisième collaborat­ion avec François Ozon.

les acteurs de Paris sont cachés dans les buissons. Ma prof de théâtre, Lesley Chatterley, m’avait intimé : « Dès qu’on te demande si tu veux être assis ou debout pour jouer, tu réponds : debout. » Je suis en méga stress, mon genou se met à trembler. Cette fois, je veux profiter du moment avec Tarantino. Je n’y crois pas une seconde. J’imagine Vincent Cassel dans le rôle, l’écosystème habituel. On lit la scène. J’ai vu quelque part – ras le bol de se faire virer des castings – que Jean Reno, quand il avait rencontré Luc Besson, avait juste mis son CV sur la table. Besson lui posait des questions, il s’est tiré. Intrigué, Besson l’avait rappelé. Bref, Tarantino me demande : « Tu es libre cet été ? », je dis merci, je me casse. Peut-être que je dois ma carrière à Jean Reno.

Comment se sent-on la veille du tournage ?

Envie de crever, d’échanger tes vêtements avec chaque passant en disant : « Vas-y à ma place. Voici mon RIB » (rire). Christoph Waltz, en SS, fait les cent pas. Moi, pareil. On se croise au milieu des feuilles mortes, et il me fait : « Je ne travailler­ais plus jamais, j’ai 52 ans, regardemoi bien, je suis un acteur autrichien. » On commence à tourner, tendus. On sort, ils ont monté de grandes tentes au sommet d’une colline. Tarantino répète : « Il faut briser la glace. » Il s’assied, et son fauteuil dévale la colline avec la tente qui s’enroule autour. Tout le monde se précipite en mode « Petite Maison dans la prairie » gore. Avec Waltz, on retient un fou rire. La glace est brisée. Après, j’ai confié à Quentin : « You put me on the map » [« sur la carte »].

C’est la troisième fois que vous tournez avec Ozon.

Il vient me chercher. Avant le Tarantino, j’étais répétiteur sur une série de M6, « Seconde chance ». Pour « Dans la maison », je reviens dans les mêmes studios, le décor du film. Surréalist­e. Je me base sur Homer Simpson, lui emprunte son côté « fuck », comme lui je joue au basket avec le jeune acteur qui incarne mon fils. Je crois que j’agace un peu François. J’avais lu dans le script que mon personnage était passionné par la Chine, du coup je traîne des semaines à Belleville. J’interroge des commerçant­s interloqué­s sur les provinces et les expression­s. François a besoin de temps entre les prises. « Parle de la Chine », demande-t-il. Moi, je pars dans mes trucs qui font pleurer de rire Emmanuelle Seigner. J’ai un doute : si ça se trouve Ozon n’a pas apprécié.

Vous restez proches ?

Je ne sais pas, il y a la Chine entre nous (rire). Mais il me parle de son projet sur la pédophilie dans l’Eglise. Je demande le titre : « Grâce à Dieu ». La puissance de ce « Grâce à Dieu » ! On ne s’est pas rendu compte de ce que ça allait déclencher. A la sortie, les gens nous arrêtaient dans la rue : « Merci, j’ai enfin pu parler. » J’ai supprimé mon compte Instagram : on m’écrivait, je ne pouvais pas répondre à tous, ou pas assez vite, ça devenait agressif. Compréhens­ible. Cette rancoeur, qui ne vous est pas destinée, a besoin de sortir. Avec Swann Arlaud et Melvil Poupaud, on a vécu à Berlin une scène magnifique. A l’époque, certains voulaient empêcher « Grâce à Dieu » de sortir, on s’est retrouvés dans la chambre de Melvil à parler trois heures. Soudés à jamais.

Vous enchaînez avec Xavier Legrand pour un court-métrage sur les violences faites aux femmes.

Léa Drucker m’appelle pour « Avant que de tout perdre », le court de Xavier. Je me retrouve au fin fond de la France, entre un centre Leclerc et le Crous, où nous logeons. Le film va aux Oscars. Pour le long, « Jusqu’à la garde », je m’enferme et visionne tous les témoignage­s possibles de femmes battues. Dans la rue, je vois un mec prendre sa femme par le poignet et la traîner comme une chienne. Si je n’avais pas été dans cette recherche, je ne l’aurais peut-être même pas remarqué. Toute cette testostéro­ne. Comme dit Xavier, ce n’est pas un problème de femme mais d’homme.

Vous vous retrouvez aussi sur «The French Dispatch », de Wes Anderson.

Les « Avengers ». Ces noms d’acteurs sur les portemante­aux, quelle blague. On m’appelle. Je vis à Londres, je me filme. Je ne sais pas trop quoi dire, j’ai adoré le premier court de Wes : « Bottle Rocket ». Je lui dis : « Je n’aurais pas aimé être ton petit voisin, jouer aux Lego avec toi, ça devait être l’enfer. » Sur le tournage, c’est la vitrine des Galeries Lafayette à Noël. Sauf que tu es dedans.

Dans « As bestas », de Rodrigo Sorogoyen, vous interpréte­z un Français expatrié en Galice qui se heurte à l’animosité de deux frères. Pourquoi avoir choisi ce projet ?

Pour Rodrigo. Il ne m’a pas lâché. J’avais tourné quatre films. Un matin, je me lève, le café coule sur la moitié de ma gueule : paralysie faciale. Rodrigo, solaire, m’encourage par Zoom : « Ça va aller. » Mais il faut que j’apprenne l’espagnol. Et il y a ces longs plans-séquences qui me terrifient, où les frangins gueulent au bar leur haine de l’étranger. Luis Zahera, c’est jouer Nadal alors que tu pratiques le ping-pong. Le gars, quand il joue, même les animaux s’arrêtent.

Ce doute, il vous quitte ?

C’est de pire en pire. Même nommé aux César deux fois de suite, j’ai vécu des creux. J’essaie de me saborder avant chaque tournage : non mais laissez-moi là, je vais vous retarder. Mon agent se marre, elle n’en peut plus : « Tu fais chier, Denis. A chaque fois tu vas aller dire au réal : prends plutôt cet acteur ? » A la fois moteur et handicapan­t, le doute dort avec moi et me regarde en souriant.

“QUAND JE VOIS LE NOM D’ADJANI ACCOLÉ AU MIEN SUR L’AFFICHE, JE SUIS EN MODE ‘PINCE-MOI’.”

 ?? ?? En jouant Peter, double de Fassbinder, Denis Ménochet apporte au personnage son regard bleu et inquiet, à cent lieues de celui du réalisateu­r du « Droit du plus fort ».
En jouant Peter, double de Fassbinder, Denis Ménochet apporte au personnage son regard bleu et inquiet, à cent lieues de celui du réalisateu­r du « Droit du plus fort ».
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Avec Isabelle Adjani, qui joue sa muse dans « Peter von Kant ».

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