L'Obs

A ma soeur, Ronit

CAHIERS NOIRS I. VIVIANE, CAHIERS NOIRS II. RONIT, PAR SHLOMI ELKABETZ. DOCUMENTAI­RES FRANCO-ISRAÉLIENS (1H48 ET 1H40).

- SOPHIE GRASSIN

★★★☆ Ils s’appellent « chéri(e) ». Vivent entre Tel-Aviv et leur appartemen­t parisien. Ecoutent « le Masque et la Plume », la prédiction d’un mage berbère, la musique du « Fantôme » de Bernard Herrmann dans « Sueurs froides », d’Alfred Hitchcock. Pendant vingt ans, Shlomi Elkabetz a filmé sa soeur, l’actrice et réalisatri­ce Ronit Elkabetz, Magnani israélienn­e au jeu antinatura­liste, fauchée par un cancer en 2016. De ses six cents heures de rushes, il a tiré un documentai­re formidable en deux parties, ancré dans la banalité du quotidien, repentir de leur relation fusionnell­e (ils ont coréalisé une trilogie), qui ambitionne d’abolir les frontières entre l’existence et le cinéma. Il montre une femme jouant aux échecs contre le temps – elle va s’en aller, nous le savons. En hébreu, le mot « cahiers » du titre est du genre féminin. Et, ici, Ronit est au moins autant l’auteure de l’histoire que Shlomi.

Le premier volet ramène à la sortie de « Prendre femme » (2004), lutte de Viviane, coiffeuse juive marocaine, contre la chape patriarcal­e, succès critique en France, accueil beaucoup plus frais en Israël. Les Elkabetz s’y inspiraien­t de leur mère, Myriam, dont on comprend vite, grâce aux archives montées par Shlomi, qu’elle aime modérément ce film, coupable de déballer sa vie aux yeux de tous. Diktat lancé depuis la cuisine où mijotent des courgettes : « Ne touche pas à la famille. » Le deuxième chapitre s’arrime au calvaire vécu par l’actrice, avant que son cancer a été diagnostiq­ué, sur le tournage de « Gett, le procès de Viviane Amsalem » (2014), suite de « Prendre femme », où Viviane tente d’obtenir le divorce auprès d’un tribunal rabbinique sans l’aval du mari. Déjà à bout de forces, déchirée par une toux tenace, en pleurs, l’actrice-réalisatri­ce s’y bat sans répit – poussée par l’équipe qui lui enjoint de sauver le film – pour boucler chaque plan.

Shlomi la regarde se parer de foulards, discuter par Skype avec ses enfants, goûte ses savoureux récits (un retour de boîte de nuit sous l’oeil inquisiteu­r de son père, Eli). Avec Ronit Elkabetz, exilée en France pour fuir les pesanteurs de son pays, tout devient opératique, plus beau, plus grand, une simple arrivée en taxi est déjà une scène de film. Science du montage, pudeur de tous les instants, ces mémoires d’outre-tombe, qui évoquent le passé mais semble arrachés au présent, forment le premier long-métrage signé par le seul Shlomi, chant d’amour à son alter ego, sa flamme noire, sa divine diva, guerrière indomptée, comédienne d’exception et tragédienn­e née.

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Ronit Elkabetz.

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