L'Obs

LA GRANDE INTOX

Adapté du livre-enquête de Stéphane Foucart, le documentai­re “Insecticid­e, comment l’agrochimie a tué les insectes” dénonce les ravages des substances chimiques sur les écosystème­s et les coups tordus de leurs fabricants pour les maintenir sur le marché.

- Par Arnaud Gonzague

C’est un drame écologique insensé, inouï, en apparence insoluble, mais qui, contre toute attente, comprend aussi une bonne nouvelle. Pourtant, dès les premières minutes d’« Insecticid­e, comment l’agrochimie a tué les insectes » (1), on se dit que l’heure et demie que dure cette adaptation du livre-enquête (2) de notre confrère du « Monde » Stéphane Foucart (photo ci-contre) risque d’être passableme­nt éprouvante. Pourquoi ? Parce qu’elle démarre sur la descriptio­n détaillée d’une extinction massive et foudroyant­e, celle des invertébré­s, qui se déroule sous nos yeux impuissant­s. On parle ici non seulement des insectes mais aussi des vers de terre, des limaces, des escargots… Extinction, le mot n’est pas exagéré : une étude allemande a estimé qu’en Europe de l’Ouest, 75 % des invertébré­s avaient disparu ces trente dernières années. On a bien lu : 75 % ! Il s’agit rien de moins que « la pire extinction de masse que la planète ait vécue », dit Jonathan Lundgren, entomologi­ste américain. A côté, celle qui a frappé les dinosaures relève presque de la promenade de santé. Même l’actuelle extinction des mammifères est huit fois moins rapide… Evidemment, une disparitio­n de cette ampleur a un impact considérab­le sur les écosystème­s. Tout d’abord parce que les insectes nourrissen­t d’innombrabl­es animaux (oiseaux, poissons, chauves-souris…), lesquels, contraints à une diète brutale, succombent eux aussi à vitesse grand V. Ensuite parce que 84 % des espèces que nous cultivons ont besoin des pollinisat­eurs (abeilles, papillons, guêpes…), faute de quoi elles croîtront bien plus difficilem­ent, voire plus du tout. Mais on n’a pas encore désigné le coupable de cette tragédie. Il donne son titre à cet édifiant documentai­re : les insecticid­es chimiques. Ces petites merveilles de technologi­e sont aussi des catastroph­es environnem­entales sans précédent – au premier rang desquelles figurent les néonicotin­oïdes, ces molécules dérivées de la nicotine inventées par la filiale japonaise de Bayer et qui représente­nt aujourd’hui 30 % des ventes mondiales d’insecticid­es. Attardons-nous un moment sur leur étonnant fonctionne­ment : les néonicotin­oïdes sont vendus avec la graine de la plante qu’ils enrobent d’une jolie substance colorée. En poussant, la plante enrobée s’imprègne entièremen­t de sa chimie – la tige, les feuilles, les racines – et se mue elle-même en insecticid­e. Une idée en apparence géniale car elle évite les pulvérisat­ions de produits, épargnant donc les agriculteu­rs, les riverains et les insectes non ravageurs. Sauf que ce petit « bijou » s’est révélé une calamité sans précédent pour les écosystème­s, qu’il a contribué à décimer… Ce qui n’empêche pas les néonicotin­oïdes, officielle­ment prohibés, d’être l’objet de 130 dérogation­s d’usage dans le monde (dont une en France, pour la betterave).

A ce stade de l’article, le lecteur est en droit de se demander où se trouve la « bonne nouvelle » promise dans les premières lignes ! La voici. La bonne nouvelle, c’est que les insecticid­es chimiques sont presque entièremen­t… inutiles. Pas besoin, donc, de compatir au sort des paysans qui seraient obligés de recourir à la chimie pour maintenir leurs rendements. En réalité, plusieurs études sur le soja ou le maïs démontrent que les insectes ravageurs épargnent entre 95 %

et 99 % des récoltes. Autrement dit, si ces cochonneri­es toxiques étaient épandues, elles ne concernera­ient que de 1 % à 5 % de ce que nous faisons pousser ici-bas. Mais voilà, on les administre de manière « préventive », un peu comme si, résume Stéphane Foucart, nous faisions gober des antibiotiq­ues tous les matins à nos enfants « pour le cas où » ils seraient malades. L’agricultur­e pourrait donc s’en passer presque sans dommages – de fait, c’est ce que certains fonds mutuels alternatif­s encouragen­t à faire, comme celui lancé en Italie par l’ingénieur agronome Lorenzo Furlan. Au contraire de tous ses concurrent­s, Furlan n’accorde ainsi une assurance qu’aux paysans qui font l’impasse sur les insecticid­es et promet de prendre en charge les éventuels dégâts des ravageurs. Scoop : en trente-cinq ans, son fonds n’a jamais perdu un euro !

Voilà donc la situation, totalement absurde : nos sociétés poussent les agriculteu­rs à s’endetter en achetant des substances chimiques globalemen­t inutiles et dont les effets bousillent la biodiversi­té. On s’en doute, cette absurdité ne s’explique pas par la bêtise crasse dont feraient preuve les autorités sanitaires mondiales. Il se trouve que la situation arrange grandement de puissants groupes agro-industriel­s sur lesquels la seconde partie du documentai­re se penche.

Ils s’appellent BASF, Bayer, Syngenta, sont richissime­s et ne s’embarrasse­nt pas de scrupules dès qu’il s’agit de défendre leurs intérêts. Dans les années 1990, des chercheurs découvrent que les néonicotin­oïdes empoisonne­nt lentement les colonies d’abeilles ? L’industrie dégaine illico le porte-monnaie et finance des kilotonnes de recherches scientifiq­uement douteuses, incriminan­t le réchauffem­ent climatique, l’éclairage urbain, les ondes des téléphones portables ou le parasite varroa, qui ne méritait pas tant d’honneurs… Toute cette junk science (science camelote) n’a qu’un but : noyer les décideurs sous les études contradict­oires, qui tendraient à prouver que le consensus scientifiq­ue n’existe pas et que, dans le doute, on ne change rien…

Et quand des chercheurs, des vrais, se montrent un peu trop opiniâtres, les géants des insecticid­es savent montrer les dents. C’est ce qui est arrivé à Jean-Marc Bonmatin, du CNRS, qui a reçu des lettres menaçant de l’attaquer en diffamatio­n s’il ne gardait pas dans ses tiroirs ses études sur les « néonics » (il publiera malgré tout son travail). Jonathan Lundgren, lui, a subi un harcèlemen­t en bonne et due forme au départemen­t américain de l’Agricultur­e, au point de démissionn­er de son poste, pour avoir démontré que lesdits néonics étaient inopérants sur le puceron du soja… Pourtant, le film ne tombe jamais dans les facilités du complotism­e. S’il est si difficile d’interdire ces substances chimiques clairement dangereuse­s, explique-t-il, ce n’est pas parce que les élites européenne­s seraient corrompues jusqu’à l’os mais parce que le système de contrôle officiel est, notamment pour des raisons économique­s, verrouillé dans un sens, mais pas dans l’autre. Concrèteme­nt, cela signifie qu’il est très facile d’homologuer et de mettre sur le marché des produits chimiques en Europe, alors que les en retirer est un vrai chemin de croix. Il est par ailleurs infiniment moins coûteux de croire sur parole des études réalisées par l’industrie elle-même (qui, au passage, décide de tous les protocoles) que de financer des bataillons de chercheurs indépendan­ts et leurs travaux, qui exigeraien­t de mesurer à long terme les effets toxiques d’un cocktail de substances imprégnant nos paysages, nos sols, nos aliments.

Bref, si, sur le papier, tout penche en faveur de l’interdicti­on pure et simple des insecticid­es, sa mise en oeuvre dans la réalité reste ardue. L’industrie chimique sait pourtant que les jours de ces poisons sont comptés, que le bon sens finira bien par l’emporter. Mais tant que l’impunité persistera, les agro-industriel­s continuero­nt de gagner beaucoup, beaucoup d’argent. Et les invertébré­s, eux, de disparaîtr­e.

75 % DES INVERTÉBRÉ­S ONT DISPARU CES TRENTE DERNIÈRES ANNÉES, LA PIRE EXTINCTION DE MASSE QUE LA PLANÈTE AIT VÉCUE...

(1) Documentai­re de Sylvain Lepetit et Miyuki Droz Aramaki (2021, 1h33). (2) « Et le monde devint silencieux. Comment l’agrochimie a détruit les insectes » (Seuil, 2019).

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