L'Obs

L’ARMÉE DE L’OMBRE

Dans “les Reines du palace”, Karine Morales met le projecteur sur le combat de ces femmes de chambre qui ont mené, tambour battant, une grève de trois mois devant le Park Hyatt ParisVendô­me. Explicatio­ns.

- Propos recueillis par Anne Sogno

En exposant la colère et la combativit­é de ces femmes de chambre vouées à rester dans l’ombre, votre film renverse en quelque sorte l’ordre établi…

Karine Morales. L’idée du film était de rendre visibles celles qui « habitent » ces lieux dédiés au luxe et qu’on ne croise jamais puisque le but de leur travail est que tout soit impeccable, comme par enchanteme­nt. En dehors des parties reportage du film, j’ai donc choisi de recueillir les témoignage­s de trois d’entre elles dans un décor fictionnel reconstitu­ant l’ambiance d’un palace.

Pourquoi avoir pris le parti de ne pas donner leurs noms lorsqu’elles s’expriment face caméra ?

Ils sont mentionnés dans le générique : elles s’appellent Bijoux, Nora et Jessica, mais aucune d’entre elles n’a souhaité révéler sa véritable identité pour protéger leur entourage et ne pas se trouver un jour en porte-à-faux face à de futurs employeurs.

Qu’est-ce qui vous a amenée à suivre leur mouvement ?

J’avais fait des ménages pour gagner ma vie lorsque j’étais étudiante. Depuis ce temps, j’avais gardé en tête l’envie de faire un film autour de ce métier que j’avais trouvé, à 20 ans, extrêmemen­t fatigant et ingrat. A l’époque, je m’étais demandé comment à l’âge de ces femmes – autour de la cinquantai­ne – on peut supporter la pénibilité de ce travail. Je suis donc allée rencontrer les femmes de chambre de l’hôtel Park Hyatt le jour où elles ont marché entre le palace de la place Vendôme et celui de Madeleine. De fil en aiguille, j’ai assisté aux réunions et proposé de filmer cette lutte destinée à obtenir l’améliorati­on de leurs conditions de travail et l’intégratio­n au personnel du palace pour ces salariées embauchées par un sous-traitant. « Faire un film sur nous ? » Cela leur paraissait étrange ! Lorsque l’une d’entre elles m’a serrée dans ses bras, j’ai su que j’allais le faire.

Vous avez suivi la grève sur toute sa durée ?

Je me suis rendue sur le piquet de grève quasiment tous les jours, jusqu’au bout. Je ne voulais pas d’une simple immersion. Ce qui m’intéressai­t, c’était de comprendre le processus et surtout l’après : pourquoi, à un moment donné, ces femmes combattent, et comment cela les a transformé­es. Jessica explique que cette grève a changé sa vie. Plutôt timide et effacée, elle s’est levée un jour au cours d’une réunion pour dire en substance : « On ne peut pas se laisser faire ! Je ne peux pas accepter ce que la direction nous propose. Il faut aller jusqu’au bout ! » Avec cette épreuve, elle a appris à prendre la parole et à se positionne­r comme quelqu’un de légitime, elle, « la pauvre femme de chambre dont l’avis ne comptait pas ». Aujourd’hui, quand elle a quelque chose à dire, elle parle. Les interviews réalisées a posteriori, une fois que ces femmes avaient analysé ce qui s’était passé en elles intimement, permettent de comprendre cette transforma­tion.

Devant votre caméra, les femmes de chambre deviennent des reines…

La mise en scène dans l’espace symbolique d’un hôtel était nécessaire pour les rendre aussi dignes et belles que je les avais connues dans la rue. J’avais été subjuguée par le courage extraordin­aire de ces mères de famille à la vie pas toujours facile. Leur force s’est décuplée : elles se sont énormément soutenues et ont créé une sorte de seconde famille. Lorsqu’on a tourné les entretiens en studio, elles ne s’étaient pas revues depuis des mois car l’hôtel avait fermé pendant la crise sanitaire. C’était très émouvant. Elles étaient tellement heureuses de se retrouver que l’épisode a tourné à la soirée pyjama au palace ! Cette grève a révélé la force du groupe. Lors de l’avant-première du film, elles ont eu droit à dix minutes de standing ovation…

Au bout de ce combat, la victoire a pourtant été mitigée…

Elles ont obtenu des avancées matérielle­s mais la direction a refusé leur intégratio­n au personnel de l’hôtel. Une triste manière de leur faire comprendre qu’elles sont tout de même différente­s et ne feront jamais réellement partie de l’entreprise. Mais la version

longue du film, qui tourne dans les festivals, montre aussi à quel point elles sont heureuses des répercussi­ons de leur lutte. En 2019, les grévistes de l’Ibis Batignolle­s (groupe Accor, à Paris) et des hôtels Campanile ont pris exemple sur elles. Elles ont ouvert une voie.

Notre regard à leur égard est souvent plein de préjugés…

Après la projection, quelqu’un m’a dit : « Qu’elles sont intelligen­tes ! » Mais pourquoi ne le seraient-elles pas ? Parce qu’elles sont pour la plupart d’origine étrangère ? Parce qu’elles sont peu éduquées ? Cette remarque qui se voulait admirative m’a semblé blessante. Ces femmes en ont bavé pour obtenir des papiers, un logement et un travail, et finalement nous avons beaucoup à apprendre d’elles. Nous avons fait six heures d’entretien avec chacune et je peux vous assurer que j’ai eu beaucoup de mal au montage car leurs propos étaient toujours très pertinents. J’espère que ce film va permettre de les regarder différemme­nt.

Rachel Keke, ancienne femme de chambre et leader syndicale de l’Ibis Batignolle­s, vient d’être élue députée sous l’étiquette Nupes. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Cette nouvelle m’a bouleversé­e ! Oui, on peut venir de la société civile, faire un métier ingrat, méprisé, et avoir, comme le remarque Nora, le droit légitime de revendique­r de meilleures conditions de travail et d’existence dans la société. L’élection de Rachel Keke montre qu’il est non seulement possible de se battre mais aussi d’aller plus loin. Quelle belle conclusion !

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