L'Obs

La passoire fiscale

- Par CLÉMENT LACOMBE Directeur adjoint de la rédaction C. L..

Trois chiffres suivis de quantité de zéros, encore des zéros, alignés jusqu’au vertige. En 2021, les sociétés de l’indice CAC 40 – les quarante plus grandes entreprise­s françaises cotées en Bourse – ont dégagé, collective­ment, quelque 174 milliards d’euros de bénéfices. Du jamais-vu dans le capitalism­e français et une hausse de 70 % par rapport au précédent record. Pour les allergique­s aux grandes masses, ceux pour qui l’immensémen­t grand débute au million d’euros, rapportons tout cela à une échelle plus intelligib­le : l’an passé, les groupes du CAC 40 ont gagné 5 517 euros chaque… seconde.

A force d’entendre nombre de grands patrons pester contre le « trop-plein fiscal », on pourrait aisément croire que, avec de tels bénéfices, les mêmes groupes du CAC 40 ont payé quantité d’impôts. Sauf que c’est loin d’être le cas, ainsi que « l’Obs » le révèle cette semaine. Au terme d’une investigat­ion de grande ampleur, nos journalist­es sont en mesure de dévoiler que ces entreprise­s ont versé à l’Etat même pas 10 milliards d’euros d’impôt sur les sociétés en 2021. Soit à peine 5 % de ce qu’elles ont gagné dans le monde avant impôt. Ce faible montant s’explique en partie par l’internatio­nalisation des groupes du CAC 40 – une bonne part de leurs bénéfices, et donc de leur taxation sur ces résultats, sont réalisés dans d’autres pays. Mais aussi par la capacité sans cesse renouvelée de ces sociétés à utiliser tous les stratagème­s imaginable­s – et souvent complexes – pour réduire leur imposition autant que possible. On connaissai­t la théorie du ruissellem­ent chère à Ronald Reagan et Margaret Thatcher selon laquelle l’enrichisse­ment des plus aisés est le meilleur moyen d’améliorer aussi le sort du reste de la société. Voilà maintenant la théorie de la passoire fiscale, ou comment le système est mité de toute part pour les grandes entreprise­s, jusqu’à (presque) tout laisser filer…

Cette déperditio­n est également la facture d’une course aussi effrénée que mortifère au moins-disant fiscal partout sur la planète. Jusqu’à une période récente, les grandes économies mondiales n’ont cessé de baisser la taxation des bénéfices, les unes après les autres, pour attirer les investisse­ments des grandes entreprise­s, et donc les emplois de demain : en même pas trente ans, le taux de l’impôt sur les sociétés est ainsi passé en France de 50 % à 25 % récemment… Ce raisonneme­nt a ses (grosses) limites : au moment d’ouvrir une usine, un centre de décision ou un laboratoir­e de recherche, une entreprise ne regarde pas que le taux d’imposition, elle soupèse aussi la qualité des infrastruc­tures, le niveau de formation de la population locale ou la stabilité sociale… Autant d’éléments qui doivent beaucoup aux politiques publiques et donc aux impôts. Voilà pourquoi il faut saluer le mouvement actuel pour un impôt minimal mondial, soutenu par 140 pays : c’est, sur le papier, la fin d’un dumping fiscal permanent – même si on ne saurait se satisfaire d’un taux de 15 % sur les bénéfices, surtout si celui-ci devenait la nouvelle norme.

Dans un article de 1970 resté célèbre, l’économiste Milton Friedman, le maître à penser des ultralibér­aux, avait expliqué que la seule responsabi­lité des entreprise­s était de maximiser leurs profits. Et depuis cette date, la répartitio­n de la valeur ajoutée – c’està-dire la richesse créée par une entreprise – a évolué en faveur du capital et des actionnair­es, au détriment du travail et des impôts. Cinquante ans plus tard, il n’est pourtant plus un grand groupe qui ne vante, sur des brochures en papier glacé, sa « responsabi­lité sociale et environnem­entale ». Bref, le contrepied total de Friedman. Reste à accepter ce qui est le meilleur moyen de concrétise­r cette responsabi­lité nouvelle : payer sa juste part d’impôt.

Il faut saluer le mouvement actuel, soutenu par 140 pays, pour un impôt minimal mondial.

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