Les réticences du président
Damien Abad, accusé de violences sexuelles, vient d’être évincé du gouvernement. Mais, face à ce genre d’affaires, Emmanuel Macron, qui se voulait féministe, a adopté une doctrine à géométrie variable
Jusqu’à la dernière minute, Damien Abad a voulu croire qu’il pouvait sauver son poste de ministre chargé des Solidarités lors du remaniement annoncé. Et puis, ce dimanche 3 juillet, son portable a sonné. La voix d’Emmanuel Macron lui signifiait son éviction, son nom ne figurerait pas parmi ceux égrenés dès le lendemain matin. Elle lui disait que cette décision n’affectait pas son droit à la présomption d’innocence. Peut-être a-t-elle ajouté que son savoirfaire politique d’ancien président du groupe LR serait utile à l’Assemblée, où il allait retrouver sa place de député de l’Ain… Encore sous le coup une semaine plus tard, Abad ne veut pas raconter par le menu cet entretien, il n’en retient que « la bonne entente avec le président ».
Dès la révélation des premières accusations de violences sexuelles visant Damien Abad, Elisabeth Borne avait été plus sèche. Dans un aparté à la sortie de la salle du conseil des ministres, elle lui avait glissé qu’elle n’était « pas du tout à l’aise » avec ce qu’elle lisait à son sujet sur Mediapart, avant de le convoquer à Matignon pour le sommer de s’expliquer sur ces accusations de viol ou tentative de viol. Le lundi 4 juillet, elle s’exprime dans un entretien donné à « Elle » : « On attend [des politiques] qu’ils soient exemplaires. Il faut que chacun prenne conscience que le monde a changé, et heureusement. Y compris dans le champ de ce qui n’est pas pénalement répréhensible, il y a des comportements que l’on n’a pas envie de voir. » Une tonalité publique bien différente de celle du chef de l’Etat.
Emmanuel Macron ne semble pas avoir anticipé qu’un départ de feu peut engendrer un incendie incontrôlable. Etrange pour un président qui a décrété les droits des femmes grande cause nationale et se vante de l’avoir fait avant même la vague #MeToo déclenchée par l’affaire Harvey Weinstein, aux Etats-Unis, en octobre 2017. Bien plus jeune que ses prédécesseurs, Emmanuel Macron se voulait le président le plus féministe de la Ve République. Depuis, il a été rattrapé par une série d’affaires touchant des membres de son gouvernement : Gérald Darmanin, Nicolas Hulot, puis Damien Abad. La secrétaire d’Etat Chrysoula Zacharopoulou, accusée, elle, de violences gynécologiques, est maintenue à son poste.
ENTRE-SOI MASCULIN
L’émotion d’une partie de la jeune génération est palpable. Une lycéenne a interpellé Emmanuel Macron dans le Tarn : « Vous mettez à la tête de l’Etat des hommes qui sont accusés de viol et de violences sur les femmes, pourquoi ? » De tous ces mis en cause, il s’est montré
publiquement solidaire, brandissant la présomption d’innocence « sans laquelle on ne peut fonctionner en société ». Il préfère trancher au cas par cas. « A la carte », comme le dit un de ses visiteurs du soir.
Emmanuel Macron raterait-il quelque chose de ce #MeToo politique ? Pour les féministes engagées à gauche, aucun doute. Elles relèvent qu’il perpétue l’entre-soi masculin en politique – dans son cabinet, dans le choix de ses fidèles Richard Ferrand et Christophe Castaner avant que, sous l’effet du « dégagisme » des dernières législatives, tous deux tombent. Des femmes prennent alors le pouvoir en Macronie, à la présidence du groupe et à celle de l’Assemblée. Dans ce dernier cas, contre le candidat de Macron. Plus généralement, la propension du président à ne pas céder à la pression populaire est soulignée, ses références de jeune-vieux – Audiard, Belmondo… – détonnent, chez un quadra. « Son univers est celui d’une France où le mâle alpha, loin d’être déconstruit, triomphe dans la culture populaire », écrivent Louis Hausalter et Agathe Lambret dans « l’Etrange Victoire » (Editions de l’Observatoire).
Etait-ce cette culture de l’ancien monde qui a surgi de la bouche du président lors de son interview télévisée du 14 juillet 2020 ? Il y prend la défense de Gérald Darmanin. La promotion de ce dernier, de Bercy à Beauvau, a alors déclenché l’ire des néoféministes au début de l’été : le ministre sera en charge de la police judiciaire alors même qu’il est placé sous le statut de témoin assisté depuis plusieurs mois, à la suite de la plainte le visant pour viol, harcèlement sexuel et abus de confiance concernant des faits remontant à 2009 (plainte pour laquelle il a bénéficié d’un non-lieu le 11 juillet dernier). En direct devant plusieurs millions de spectateurs, Emmanuel Macron évoque un ministre de l’Intérieur « blessé », raconte avoir discuté avec lui de « la réalité des faits et de leurs suites », puis soudain, lâche : « Il y a une relation de confiance d’homme à homme. » L’expression estomaque jusqu’à ses conseillers à l’Elysée. L’offense tourne en boucle dans les médias. Emmanuel
Macron tentera bien, un an plus tard, d’en atténuer la portée dans une interview au long cours donnée au magazine « Elle » : « Cette phrase n’était pas sexuée. J’ai posé franchement cette question de confiance à Gérald Darmanin comme je l’aurais fait à une femme, c’est-à-dire de personne à personne, d’individu à individu… Formulation moins naturelle, vous le reconnaîtrez, que de dire “d’homme à homme” ! » Il se pose alors, en tant que chef de l’Etat, en garant « de la présomption d’innocence ».
VAGUE D’INDIGNATION
Il a changé de doctrine. A l’entame de son premier mandat, elle consistait à écarter les ministres mis en cause ou faisant l’objet d’enquêtes – Richard Ferrand et François Bayrou avaient quitté les premiers gouvernements. Mais celle-ci a pris fin avec Eric Dupond-Moretti, mis en examen pour prise illégale d’intérêts et toujours ministre de la Justice. Dans les cas #MeToo, la justice n’est souvent pas encore saisie ou des plaintes ont été classées sans suite. D’où une position élaborée en marchant, à géométrie variable. Interpellé sur les différents cas de ses gouvernements, le chef de l’Etat explique à « Elle », en juillet 2021, que « si la voix de la victime couvre toutes les autres, vous n’êtes plus dans une société de justice mais de vengeance ». Il exècre le « tribunal médiatique », amalgamant dans une même expression les verdicts à l’emporte-pièce sur les réseaux sociaux et le travail d’investigation journalistique. Il refuse aussi de « céder à la folie ambiante qui consisterait à dire que toute personne qui fait l’objet d’une dénonciation est forcément coupable ». Il se méfie comme de la peste du radicalisme de certaines néoféministes.
Celles-ci l’accusent. « Durant le premier quinquennat, le pouvoir a fermé les yeux sur le cas du ministre de l’Intérieur. Auparavant personne n’a voulu croire les accusations dévoilées par l’ancien magazine “Ebdo” contre Nicolas Hulot, en février 2018, parce qu’il était la personnalité préférée des Français », déplore Fiona Texeire, militante écolo et cofondatrice de l’Observatoire des Violences sexuelles et sexistes en Politique. Cette association, créée au début de l’année, plaide pour la mise à l’écart de la politique des hommes mis en cause. Elle a débusqué dans les investitures du parti macroniste en vue des législatives celle de Jérôme Peyrat, malgré sa condamnation pour violences volontaires sur son ex-compagne par le tribunal correctionnel d’Angoulême en septembre 2020. Neuf mois auparavant, ce dernier avait démissionné de son poste de conseiller politique à l’Elysée après avoir fait l’objet d’une enquête préliminaire « dans le cadre d’une dispute dans [sa] vie privée » (sic)… Pour défendre sa candidature, Stanislas Guerini ira jusqu’à le qualifier d’« honnête homme »… Devant la vague d’indignation, le chef de LREM reviendra sur ses propos et Peyrat finira par renoncer.
Dans ces affaires, la présomption d’innocence est-elle le seul critère retenu par le président ? Non, reconnaît un de ses familiers : « Quand se pose la question de garder ou de démettre un ministre, la présomption d’innocence n’est pas le premier des facteurs à entrer en ligne de compte. C’est avant tout une décision politique. » A cette aune, Gérald Darmanin pesait plus lourd que Damien Abad. « Si le premier confinement a en partie eu raison du mouvement des “gilets jaunes”, Darmanin est vu comme un sauveur face au péril, il est celui qui a ramené les forces de l’ordre à la discipline républicaine. Il faut se souvenir que Castaner a fini en lambeaux, avec des syndicats de police manifestant devant les grilles de Beauvau ! » résume un ex-conseiller qui requiert l’anonymat. Le soutien d’Emmanuel Macron à celui que l’on surnomme « le baron noir du président » a été constant. Damien Abad, lui, s’apprête à reprendre sa vie de député et veut prouver son innocence. Dans l’Hémicycle, il sera affilié au groupe macroniste Renaissance.
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“LA QUESTION DE GARDER OU DE DÉMETTRE UN MINISTRE, […] C’EST AVANT TOUT UNE DÉCISION POLITIQUE” — UN PROCHE D’EMMANUEL MACRON