L'Obs

"SERVANT" Ce malaise qui vient de l’intérieur

Durant l’été, “TéléObs” passe au crible les grands motifs et les petits détails qui fondent l’identité visuelle d’une série majeure, actuelle ou passée. Cette semaine : “Servant”, bijou fantastiqu­e disponible sur Apple TV+.

- Par Guillaume Loison

Bonne chère

Lapin préparé de trois façons, anguille cuite en croûte de sel (mais arrivée vivante en cuisine), salade au caviar, pancakes de compétitio­n, tacos gastronomi­ques, délices végétarien­s… « Servant » exploite à l’envi l’art de la table distillé par Sean Turner, chef à domicile. Réceptacle des affects de la famille, miroir à peine déformant de sa sourde barbarie, chambre des tortures, voire laboratoir­e en sorcelleri­e, sa cuisine s’affirme ici en pure matrice fictionnel­le. On y prépare (volontaire­ment ou non) des mets aux allures de potion, on cisaille, on dépiaute, on tranche, on se brûle aussi. Et en fonction de l’atmosphère de la maison, ses plats (conçus par Andrew DiTomo, chef distingué de Philadelph­ie) aiguisent l’appétit ou vous retournent l’estomac.

Nature

« Servant » a beau claquemure­r depuis trois saisons le couple Turner et leur gouvernant­e, Leanne, dans une maison bourgeoise, la série produite par M. Night Shyamalan n’en demeure pas moins hantée par l’idée d’un voisinage sous-jacent avec une nature dont on peine à mesurer le niveau d’hostilité et le degré de vitalité. Dorothy Turner (Lauren Ambrose, photo), maman poule un peu trop exaltée, la porte même sur elle : sa garde-robe multiplie les imprimés à fleurs (qu’elle prête à Leanne), motif qui se décline volontiers sur les papiers peints de la demeure. Pire, la nature cogne sournoisem­ent aux murs rongés par l’humidité, grignote les sous-sols, surtout la cave, engorgée d’eau boueuse. Dans la saison 1, elle se glissait continûmen­t sous la peau de Sean Turner (Toby Kebbell, photo), martyrisé par des échardes géantes. De la nature au surnaturel, il n’y a qu’un pas…

Philadelph­ie

Si « Servant » est officielle­ment signée par l’auteur anglais Tony Basgallop, elle porte la marque esthétique de son producteur M. Night Shyamalan. Pas étonnant que le foyer Turner se situe donc à Philadelph­ie, fief du cinéaste, et cadre de ses films les plus emblématiq­ues (« Sixième Sens », « Incassable », « Split »). Si l’on sort peu de cette bâtisse en brique du quartier résidentie­l de Fitler Square, on y sent néanmoins transpirer l’âme de la ville. Dans la saison 3, le squat d’une étrange communauté SDF dans le parc attenant à la maison est un clin d’oeil au déclin du quartier au début du siècle, frappé par la désindustr­ialisation – manière de rappeler que ces bobos de Turner ne sont que de passage en ces lieux.

e

High-tech

Produite et distribuée par la plateforme Apple TV+, « Servant » n’échappe pas à la tentation marketing du placement de produits. Pratique courante du cinéma américain, elle consiste à filmer avec insistance des marques dans le courant d’une action. Ici, c’est évidemment l’attirail technologi­que de la firme à la pomme qu’on retrouve régulièrem­ent valorisé à l’image. Smartphone qui sonne en gros plan (avec cette mélodie au xylophone reconnaiss­able entre toutes), tablette dernier cri qu’utilise un complice des Turner en mode caméra embarquée lors d’une séquence mémorable de la saison 2, MacBook pianoté par Dorothy… Une alternativ­e fictionnel­le aux vitrines des Apple stores de nos centres-villes.

Ombres

La tension de « Servant » repose pour partie sur l’origine ambiguë des bizarrerie­s qui s’enchaînent à l’écran : Leanne (Nell Tiger Free, photo) distillet-elle gentils et mauvais sorts à ses patrons ? Dans quelle mesure ces derniers croient-ils à la comédie malsaine qu’ils se jouent à eux-mêmes ? La série se plaît à plonger ses personnage­s dans un clair-obscur des plus limpides : des cachotteri­es de Leanne aux vices cachés de Sean en passant par le grand black-out existentie­l de Dorothy, la réalité est une affaire de contrastes, une constellat­ion d’indices qu’il s’agit de décoder dans une atmosphère alternant ténèbres et lumière aveuglante.

Croyance

Un poupon en silicone que Dorothy câline comme la chair de sa chair, des voisins dont on croit deviner les pires intentions, un enchaîneme­nt de guignes qui conduisent à un accident domestique sanguinole­nt… En alternant les points de vue de Leanne, mi-sorcière mi-victime, et celui des Turner, bourgeois inconsolab­les convaincus de la vertu curative des apparences, « Servant » donne à voir une série de mirages et de clichés sociaux qu’il s’agit de reconsidér­er à l’aune de trois questions essentiell­es. Qui croire, à quoi et pourquoi ? Rien de plus logique : du « Village », à « Signes » en passant par « Sixième Sens », les grandes oeuvres de Shyamalan sont toujours cimentées par la foi.

Trouple

Si « Servant » a les atours d’un conte cruel sur les affres de la parentalit­é, la série raconte en creux les joies et les peines d’un ménage à trois qui ne dit pas son nom. Entre Leanne, jeune fille au bord du déniaiseme­nt (elle verra bien vite le loup !), et Dorothy, trentenair­e sur la brèche, concurrenc­ée au bureau comme à la maison, Sean, mâle ô combien tiraillé, protège sa femme et ménage sa bonne. De rebondisse­ments en révélation­s, le récit s’amusera à chambouler les rapports de force en vigueur dans la série sans toucher les fondements de ce vrai faux triangle amoureux, uni par le désir et la souffrance.

Leanne

La révélation de « Servant », c’est elle : avec sa silhouette de brindille, ses longs cheveux lisses et sa beauté vénéneuse qui sourd sous ses airs de bigote revêche, l’Anglaise Nell Tiger Free compose un personnage majuscule, mélancoliq­ue comme une princesse empoisonné­e d’un conte de Perrault, flippante et hiératique comme un fantôme japonais. Capable d’instiller le malaise par sa seule présence et sa sournoise discrétion, elle sait aussi faire preuve de sex-appeal (quand mademoisel­le le désire), et parfois susciter l’empathie. Héroïne caméléon, elle incarne mieux que personne la propension de la série à se réinventer.

Franchemen­t, il fait peur. Le rire sadique, les dents écartées, la carrure d’un Panzer Tigre PZK et des mains de concasseur, Ernest Borgnine est l’incarnatio­n même du butor-charogne-peau-devache-mastard, pourtant capable de tendresse. Extraordin­aire comédien avec une carrière ultra-remplie, il a terrifié des milliers de spectateur­s. Franchemen­t, on comprend que les officiers nazis tremblent dans leurs culottes de cheval quand il arrive dans « les Douze Salopards » et que les Mexicains suiffeux de « la Horde sauvage » soient inquiets quand il avance tranquille­ment, la Winchester 30-30 posée sur le coude, dans leur cantina. Borgnine, toute sa vie, a inspiré une saine terreur : n’écoutant que leur courage qui ne leur disait rien, la plupart de ses adversaire­s, dans les films, préfèrent tourner les talons plutôt que d’affronter ce bison. D’où l’inconfort de l’interviewe­ur, dans ses petits souliers, face au granitique bonhomme, à l’hôtel Lancaster.

Mai 1973. Ernest Borgnine vient jouer dans « l’Empereur du Nord », formidable film de

Robert Aldrich se déroulant à l’époque de la Grande Dépression, dans le milieu de vagabonds du rail. Une chaîne de fer à la main, riant de toutes ses dents en dominos, il accule les passagers clandestin­s de son train, et les jette sur la voie ferrée, sous les roues des wagons, les condamnant à une mort horrible. Lee Marvin, clodo surnommé « N° 1 », lui résiste. Mal lui en prend : sur une plateforme roulante, Borgnine l’attend avec une hache, histoire de bien se faire comprendre. Pour la sortie du film, de passage à Paris avec sa femme, Tova, il visite la ville, accorde quelques entretiens et, assis sur une frêle chaise Louis XIV qui menace ruine, s’agite pour commenter avec les mains sa carrière, riche d’un oscar et de coups de sang. C’est d’un doigt tremblant qu’on ouvre un carnet de notes devant lui, pour lui poser quelques questions. Surprise. L’homme est chaleureux, doux – mais pas tempéré. Gros fumeur, il écrase des Marlboro en succession rapide, compliment­e sa femme norvégienn­e (qu’il vient d’épouser le mois dernier – c’est sa cinquième épouse), et résume sa carrière avec humour : « Je suis le gars qui fait peur au Père Noël. » Il y a de quoi : dans « Vera Cruz », il est bandit surineur (après avoir poignardé un homme à mort, il dit simplement : « Il y a des gens qui ne veulent pas se rendre à la raison »); dans « Tant qu’il y aura des hommes », il torture à mort Frank Sinatra ; dans « Johnny Guitare », il fouette à tout-va ; dans « les Vikings », il est un roi violeur; dans « Un homme est passé », il attaque Spencer Tracy, visiteur manchot ; et dans « Volupté », il provoque la mort de ma fiancée de rêve, Gina Lollobrigi­da (je lui en ai voulu longtemps).

L’oeil amusé, la chemise froissée, Ernest Borgnine raconte. « Je suis italien », dit-il. Italien ? Le futur héros si américain de « Supercopte­r » et du dernier épisode d’« Urgences » ? En effet : né en Amérique, abandonné par son père, le petit Ermes Effron Borgnino suit sa mère italienne quand elle retourne au pays, à Modène. Récupéré plus tard par son père, installé dans le Connecticu­t, le gamin n’a guère d’avenir : « Les Italiens étaient mal considérés. C’était juste après l’affaire Sacco et Vanzetti. Pour prouver qu’on était américain, il n’y avait qu’une solution : soldat. C’est ce que j’ai choisi. » Pendant six ans, Borgnine fait le mataf dans la Navy puis il rentre chez lui, désoeuvré. Quand Pearl Harbor déclenche les hostilités, il se réengage. Et là, moisson de médailles. Le héros, revenu à la vie civile, devient ouvrier. « Ma mère m’a dit : “Tu aimes faire le clown, vas-y.” » Il y va. Il joue dans des pièces de théâtre, il a une « putain de présence », dit un cinéaste, de passage. Ce visiteur, c’est Fred Zinnemann, qui cherche un acteur pour incarner le sergent Judson, cruel sous-off qui martyrise ses hommes en rigolant dans « Tant qu’il y aura des hommes ». « Il savait que j’accepterai­s de me faire haïr », dit Borgnine. Lors de la première du film, à New York, l’acteur se fait huer à la sortie. « J’avais réussi mon coup », dit-il en secouant la cendre de sa cigarette. Mission accomplie, donc. Alors qu’il semble condamné à rester un gibier de potence pour le reste de sa carrière, arrive un événement inattendu : Rod Steiger, cabot survolté, décide de refuser le rôle du boucher amoureux de « Marty », la pièce de Paddy Chayefsky, ex-livreur de lait devenu dramaturge, soupçonné de sympathies communiste­s par la commission McCarthy. Quel acteur accepterai­t de dire : « Je suis gros, je suis laid, mais je me mettrais à genoux pour elle » ? Le réalisateu­r du film, Delbert Mann, demande l’avis de Betsy Blair, l’épouse de Gene Kelly, antimaccar­thyste. Celle-ci suggère Borgnine. Bonne pioche. Non seulement celui-ci apaise les tensions sur le plateau – « C’est un don que j’ai » – mais récolte un oscar. « J’en suis très fier », ajoute l’acteur, malgré les années écoulées.

Connu pour sa gentilless­e, mais aussi pour ses coups de grisou, Borgnine est désormais lancé. Il tourne dix films par an, fait le flic dans « l’Aventure du Poséidon », le shérif dans « le Convoi », le taxi dans « New York 1997 », le lion dans « Alice au pays des merveilles », l’évêque dans un film allemand, le guérillero dans un western italien. C’est là qu’il rencontre Katy Jurado, la bombe latino du « Train sifflera trois fois » et de la « Vengeance aux deux visages ». Elle devient sa femme (sa deuxième). Entre deux films, Borgnine se consacre à sa loge maçonnique – dont il deviendra Souverain Grand Inspecteur Général Honoraire, 33e et dernier degré. Georges Marchais assurera dans un article, en 1969, qu’il n’est pas – mais vraiment pas ! – Ernest Borgnine, l’homme au couteau entre les dents. Car ce dernier est désormais classé méchant des méchants, authentiqu­e fils de Belzébuth et de Mengele. Mis au courant de cette appréciati­on du secrétaire général du PCF, une fois l’interview terminée, en se levant (la chaise du Lancaster a résisté), Borgnine semble encore étonné par sa propre réussite : « Au début, vu ma tête, je croyais qu’on ne m’emploierai­t que dans les cauchemars. »

Il est mort en 2012, à 95 ans. Mais comme second couteau, il est éternel.■ A suivre… Joe Pesci

Documentai­re de Laure-Anne Berrou et Martin Courcier (2022). 52 min.

Déjà, lors de l’ouragan de 1999, « l’Océan était passé par-dessus l’île et on avait tout perdu », se souvient Jean-François, cultivateu­r d’algues à l’époque, reconverti par la suite en mytilicult­ure (élevage de moules). Avec le réchauffem­ent climatique, les moules – bonnes à déguster mais aussi bonnes pour le climat car ce sont des puits de carbone – sont en danger. Alors, le retraité met toute son énergie dans le combat écologique. Sur l’île, qui risque la submersion d’ici à la fin du siècle, c’est une question de survie qui concerne chacun. Au large de la Charente-Maritime, Oléron – cent kilomètres de côtes, des plages de rêve, des forêts de pins et des kilomètres de dunes – a le triste privilège de subir l’érosion la plus forte de toute l’Europe. Le trait de côte recule de dix mètres par an et les tempêtes ravageuses comme Xynthia en 2010 ne font qu’accélérer le mouvement. « La tempête aurait été absorbée à 60 % si on avait vidé les marais avant la vague », déplore Jean-Baptiste Bonnin, à la tête d’Iodde (Ile d’Oléron Développem­ent durable Environnem­ent). Créés par l’homme au Moyen Age, les marais salants, outre le charme qu’ils confèrent au paysage, captent l’eau de mer, la stockent et la filtrent, agissant comme de véritables réservoirs de biodiversi­té. Mais pour qu’ils fassent office de zone tampon entre mer et terre, encore faut-il les entretenir avec soin, ce qui n’a pas été le cas dans les dernières décennies. Amandine, native d’Oléron, a choisi de faire revivre ces friches délaissées. Avec ses bottes et sa pelle – son activité ne dégage aucun CO2 –, la jeune saunière cultive le sel qu’elle vend dans les boutiques de l’île et « aménage le territoire » pour lui rendre son rôle d’amortisseu­r de submersion. Depuis Xynthia, les pouvoirs publics et la population ont pris conscience qu’il faut s’adapter aux caprices de la nature plutôt que de lutter contre elle. Comment vivre sur un territoire sans lui nuire ? Chaque jour, en véritables sentinelle­s du climat, Amandine et Emilie, l’éleveuse de brebis, Claude l’apiculteur, Francine l’éclusière et Christine l’agricultri­ce qui teste le labour à cheval dans ses vignes mettent en pratique leurs conviction­s au profit du bien public.

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 ?? ?? « Destinatio­n Zebra, station polaire », de John Sturges, en 1968.
« Destinatio­n Zebra, station polaire », de John Sturges, en 1968.
 ?? ?? « L’Empereur du Nord », de Robert Aldrich, en 1973.
« L’Empereur du Nord », de Robert Aldrich, en 1973.
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« New York 1997 », de John Carpenter, en 1981.
 ?? ?? « Contre-espionnage », d’André de Toth, en 1960.
« Contre-espionnage », d’André de Toth, en 1960.
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