L'Obs

L’ART ROMAN

CUL DE SAC

- FRANÇOIS FORESTIER

Drame anglais de Roman Polanski (1966). Avec Lionel Stander, Donald Pleasence, Françoise Dorléac. 1h48.

C’est le film le plus brindezing­ue des sixties – décennie pourtant riche en films brindezing­ues. Résumons : deux truands tombent en panne sur une route en bord de mer alors que la marée monte. Ils se réfugient dans un château médiéval où demeure un couple excentriqu­e. Là, les choses dérapent sérieuseme­nt et ne comptez pas sur moi pour vous en dire plus. Signé Roman Polanski, « Cul-de-sac » est son troisième film, mélange explosif d’humour absurde, de cruauté rigolarde, de considérat­ions sur la mort-etla-finitude-de-l’homme, d’images surréalist­es et de personnage­s qu’on jurerait sortis d’« Alice au pays des merveilles », version polonaise. C’est la griffe Polanski, ce plaisir teinté de malaise devant la comédie humaine. Le plus incroyable, c’est le bagage des participan­ts. Celui de Polanski (de son vrai nom Raymond Liebling), on le connaît : gamin juif à Cracovie, dont la famille a été victime de la barbarie nazie, il a survécu par miracle. Celui du scénariste, Gérard Brach, est moins connu : recruté par les nazis, il a servi dans la Wehrmacht sur le front russe, avant d’être interné au sanatorium du plateau d’Assy, en compagnie d’un lieutenant de Pierrot le Fou. Gene Gutowski, le producteur, est né à Lviv, a été sculpteur, photograph­e, résistant juif pendant la guerre, agent spécial de l’OSS (Office of Strategic Services), illustrate­ur et, enfin, ami de Polanski. Donald Pleasence, l’acteur qui joue George, le propriétai­re du château, est le fils d’un chef de gare anglais. Objecteur de conscience, il s’est porté volontaire pour la RAF (Royal Air Force) et, abattu en vol, a été prisonnier des Allemands avant de rédiger des livres pour enfants. Lionel Stander, qui interprète le rôle du gangster, est devenu acteur parce qu’on cherchait un expert en craps (le jeu de dés) pour une pièce de théâtre. Il a été le seul à faire un bras d’honneur à la Commission des Activités anti-américaine­s en 1953. Il a été super blacklisté et a dû s’expatrier. Quant à Françoise Dorléac, elle allait disparaîtr­e quelques mois plus tard dans un accident de voiture, brûlée vive. Tant de destins torturés dans une seule tragi-comédie en noir et blanc ? C’est du Polanski pur. Accessoire­ment, je vous signale que le film est une merveille.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France