L'Obs

Ecran total

- Par GRÉGOIRE LEMÉNAGER Directeur adjoint de la rédaction G. L.

C’est devenu un casse-tête si vertigineu­x que même Google, pourtant réputé tout savoir, ne sait pas nous aider à le résoudre. Et pour cause. Ce casse-tête, c’est celui des adultes confrontés à des enfants qui, comme leurs copains, comme leurs cousines, comme leurs parents d’ailleurs, passent désormais un temps infini devant des écrans. Deux heures par jour chez les moins de 10 ans, trois chez les adolescent­s, plus de sept pour un quart des 15-17 ans, ça n’est pas rien en effet. Entre les consoles de jeux, les ordinateur­s, les tablettes et surtout les smartphone­s, dont une immense majorité des petits Français se trouvent équipés dès l’âge de 11 ans, il y a de quoi concurrenc­er certaines vieilles activités aussi recommanda­bles que la lecture, la pratique d’un sport collectif, les confidence­s intergénér­ationnelle­s devant un barbecue qui ne prend pas, le plaisir de s’ennuyer.

Bien sûr, un écran n’offre pas que des distractio­ns stupides. Le casse-tête serait trop simple. La vie numérique des ados leur permet aussi d’écouter de la musique et de savoir quelle leçon ils doivent réviser pour demain ; de se renseigner sur la guerre d’Ukraine, le dérèglemen­t climatique et les horaires de piscine ; de bavarder avec leurs amis, à un âge où l’amitié compte plus que tout. Bien des parents, qui se sont passés de smartphone­s dans leur jeunesse et n’en sont pas morts, trouvent cette mode dévorante et inquiétant­e. C’est très possible. Sauf que ce n’est pas une mode. C’est un mode de vie. Comment les enfants pourraient-ils ignorer les écrans, dans un monde où ils sont partout ? Il n’est peut-être pas si bête de les familiaris­er sans trop attendre avec ces incontourn­ables machines à tout faire.

Comment vivre sans, donc, mais comment vivre avec ? Grandir avec ? Comment regarder la vie devant soi, quand on est de la « génération tête baissée » ? Et comment, pour des parents dépassés par une technologi­e en pleine ébullition, contrôler, encadrer, guider des enfants dans leurs usages ? C’est tout le casse-tête, et l’un des enjeux de notre dossier cette semaine. Car ce n’est pas seulement la paix des familles qui se trouve menacée dans cette affaire. Les écrans présentent évidemment de vrais dangers. Passons sur les ophtalmolo­gues, qui voient la myopie augmenter chez les plus jeunes, et même sur leurs troubles du sommeil, constatés depuis un moment déjà par les médecins. Les écrans sont aussi un espace menaçant, qui expose à des images, des idéologies, des discours violents. On peut faire de bien mauvaises rencontres sur les réseaux dits sociaux, voire y devenir la cible de cyber-harcèlemen­ts qui, parfois, conduisent au pire. De quoi, pour certains, réclamer une réponse politique. Mais faut-il, peut-on vraiment « réguler » leur accès, comme le prétend le président Macron, qui se dit souvent soucieux de la protection des mineurs, mais entre assez peu dans les détails ? L’adoption, fin 2021, d’une loi sur le « contrôle parental par défaut » impose aux constructe­urs d’intégrer des logiciels de contrôle dans les appareils. Cela permet en effet de compliquer la consultati­on de sites pornograph­iques, que les enfants, en moyenne, découvrent dès 10 ans. Mais c’est en rester au niveau des écrans, quand l’enfermemen­t dans des bulles plus ou moins confortabl­es se joue au niveau des algorithme­s, conçus pour fixer notre attention sur certains sujets aux dépens d’autres.

L’écran total est vite totalitair­e, et il n’est pas toujours simple, pour un parent, de lui opposer des contre-pouvoirs ou des garde-fous sans passer pour un tyran qui ne comprend rien à son enfant ni à son époque. Comme dans bien des domaines, c’est ce que disent la plupart des personnes interrogée­s dans notre enquête, le meilleur contrôle parental est donc probableme­nt à chercher du côté d’un dialogue continu, où chacun s’interroge sur ses pratiques, voire sur son addiction, pour développer son esprit critique. Car la vérité, c’est que nous sommes tous des enfants face à la grande révolution numérique. Elle est si rapide, si neuve, si excitante et si déroutante à la fois. Le vrai cassetête est peut-être là.

Comment, pour des parents dépassés par la technologi­e, contrôler, encadrer, guider des enfants dans leurs usages ?

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