L'Obs

En finir avec la jet-set

- Par SOPHIE FAY S. F.

Ce n’est peut-être qu’un effet d’optique, mais c’est un mauvais symbole. Dans la baie de La Baule, en Loire-Atlantique, l’une des plus longues d’Europe, on découvre au large le parc éolien de Saint-Nazaire. Depuis la plage de Pornichet, la plus populaire et familiale, au sud de la baie, on peut compter ses 40 moulins de 180 mètres de haut. Par temps dégagé, la vue s’en ressent, mais on se console vite en se disant que le lieu participe à la lutte contre le réchauffem­ent climatique. Sauf qu’à quelques kilomètres de là, un peu plus au nord, plage Benoît, la plus chic et chère de La Baule, plus rien ! Lorsqu’on se tourne vers le large, les éoliennes ont disparu, invisibles, masquées par la pointe de Penchâteau. Comme par magie, rien ne trouble la vue des luxueux hôtels cinq étoiles du groupe Barrière ou des villas les plus chics (comme celles de Valérie Pécresse, dont l’époux, Jérôme, s’est occupé du parc éolien pour General Electric)… Habile lobbying ou coup de chance pour les plus riches ? Il semble que les fonds géologique­s et la forme de la baie les aient favorisés naturellem­ent, mais ce n’est pas sans risque à terme. Car dans la lutte contre le changement climatique, une chose ne passe pas : les privilèges.

Les économiste­s Stefanie Stantcheva, Antoine Dechezlepr­être et Adrien Fabre viennent de terminer une grande étude sur « les Français et les politiques climatique­s » pour le Conseil d’Analyse économique, et leurs conclusion­s sont claires. Une écrasante majorité – quatre personnes interrogée­s sur cinq – se dit préoccupée par le réchauffem­ent et approuve que l’on prenne des mesures énergiques et ambitieuse­s : fin de la voiture à moteur thermique, programme d’infrastruc­tures vertes et même taxe carbone. On ne peut plus se contenter d’encourager les « petits gestes ». Mais ils posent des conditions. Ils veulent être certains que ces politiques auront un effet réel sur la réduction des émissions. Et l’enquête montre une forte réticence « à ce que les plus riches puissent continuer à profiter de certaines activités qui seraient rendues inabordabl­es pour les classes moyennes ». Pas de passe-droit. Un préalable encore plus fort en Italie, l’autre grand pays du luxe, ou en Inde.

Il faudrait d’ailleurs aller plus loin, propose l’économiste Carlota Pérez. Pour elle, les changement­s de mode de vie, les tendances, se propagent plus vite quand les plus aisés les adoptent. C’est comme cela que se diffusent les innovation­s au départ des révolution­s industriel­les. Dans la série « The Gilded Age » (sur OCS), on voit arriver, à la fin du xixe siècle, l’électricit­é dans les maisons les plus bourgeoise­s de New York, que toute la population rêve ensuite d’imiter. De même que les familles fortunées ont été les premières à basculer vers l’électricit­é, la voiture ou l’avion, ne devraient-elles pas être les premières à tout faire pour basculer vers les maisons zéro émission, le voyage décarboné, la frugalité ?

Cette exigence d’exemplarit­é, émanant en particulie­r des jeunes, explique la popularité du compte @laviondebe­rnard sur Instagram et Twitter, qui consigne les déplacemen­ts du jet de Bernard Arnault, PDG de LVMH : 18 vols en mai, pour quarante-six heures en l’air. C’est 176 tonnes de carbone émises en un mois, soit 17 fois plus qu’un Français moyen chaque année, sachant que nous devrons nous limiter à 2 tonnes par personne et par an pour être en conformité avec la stratégie bas carbone adoptée par la France d’ici à 2050.

Bernard Arnault a-t-il entendu le message ? Depuis le 16 juin, son appareil reste au sol – et les réseaux sociaux se penchent désormais sur les vols du jet de TotalEnerg­ies et de Patrick Pouyanné. Pourtant, le multimilli­ardaire continue bien de voler en utilisant l’avion de proches. Fin juin, le PDG de LVMH a notamment fait dans la journée un aller-retour Paris-Dijon pour inaugurer les nouvelles caves du vignoble Clos des Lambrays. Pas étonnant que les jets s’imposent comme le symbole d’un nécessaire débat sur les écarts d’émission entre les plus riches et le reste de la société.

Dans la lutte contre le changement climatique, une chose ne passe pas : les privilèges.

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