L'Obs

Cinquante mille pesos colombiens

- Par ALAIN MABANCKOU Ecrivain A. M.

Je viens d’atterrir à l’aéroport de Bogotá.

C’est la première fois que je mets les pieds en Colombie. Et je me rends compte que les Colombiens ne rigolent pas avec l’autosatisf­action. Ils savent survendre leur pays aux visiteurs. Je tombe sur de grandes affiches avec des images plutôt idylliques montrant des personnage­s de toutes les couleurs – je vois surtout des Noirs. J’ai le sentiment qu’on insiste là-dessus afin d’illustrer le fait que la Colombie est aussi un pays de Noirs, et contrer au passage le catalogue de préjugés que tout voyageur pourrait apporter dans ses valises en arrivant ici. On montre souvent du doigt les nations de l’Amérique du Sud parce que la condition des personnes de couleur y laisse encore à désirer. En Colombie, les autorités s’activent de ce fait à promouvoir le rêve d’une société idéale, persuadées de la difficulté d’enrayer d’un coup de baguette magique des inégalités raciales bien ancrées dans le quotidien, et pire, dans l’inconscien­t de la population.

La Colombie proclame qu’elle est l’endroit le plus hospitalie­r sur terre, que ses aéroports sont les meilleurs de l’Amérique du Sud, que c’est le pays le plus chaleureux, la nation de la diversité et des cultures. Cet optimisme m’aide à me calmer devant l’immense foule de voyageurs qui patiente depuis au moins deux heures dans le dessein de passer la douane et de récupérer leurs bagages. Je change chaque fois de file en me disant que celle d’à côté a l’air d’aller plus vite.

Je cherche sur chaque façade une image que je pensais naturellem­ent trouver dans cet aéroport : celle de Gabriel García Márquez, l’écrivain colombien le plus connu de la planète. Quand on a la chance d’avoir un Nobel, on ne le cache pas, on l’exhibe dès l’entrée du pays. Mais non, il n’est nulle part, et je suis désappoint­é.

Je suis en face de l’agent des douanes, qui me demande ma profession. Je lui dis que je suis professeur de littératur­e à Los Angeles.

– Quelle littératur­e ?

– Française…

Et le voilà qui me parle de Paris, de l’avenue des Champs-Elysées, de l’Arc de Triomphe et, surtout, d’Edith Piaf. J’écoute sans l’interrompr­e un seul instant. Il a la soixantain­e, et je me dis que dans sa jeunesse il a dû passer des vacances à Paris. Comme s’il avait lu dans mes pensées, il murmure en me rendant mon passeport :

– Je ne suis jamais allé en France… J’ai appris tout ça à l’Alliance française.

Il convoque sa mémoire, bredouille quelques mots en français, puis me lance dans un élan de capitulati­on :

– Ça fait vraiment longtemps.

Avant de passer de l’autre côté je me risque de lui demander :

– Il n’y a aucune image de Gabriel García Márquez ici ?

Il me désigne un kiosque un peu plus loin. C’est un bureau de change, comme s’il savait que j’allais changer mes dollars en pesos colombiens.

Je me retrouve donc devant ce kiosque, mais je ne vois toujours pas une image de l’auteur de « l’Amour aux temps du choléra » et de « l’Automne du patriarche ». Je tends 300 dollars à l’agent de change qui me donne 1 250 000 pesos colombiens. Me voici donc millionnai­re en un clin d’oeil, me dis-je en souriant. L’agent insiste pour que je compte cet argent devant lui. Il y a une multitude de billets de 50 000 pesos neufs. J’en prends un et le détaille. On ne peut pas rater ce portrait impassible d’un homme à la moustache abondante et aux sourcils broussaill­eux. Le même homme est également représenté debout, avec une myriade de papillons qui s’envolent de sa main gauche.

Et c’est Gabriel García Márquez…

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