"Severance" Souffrir en beauté
Durant l’été, “TéléObs” passe au crible les grands motifs et les petits détails qui fondent l’identité visuelle d’une série majeure, actuelle ou passée. Cette semaine : “Severance”, dystopie sur le monde du travail disponible sur Apple TV+.
Dualité
Dès le premier plan, le spectateur découvre le corps désarticulé d’une femme sur une table dans une salle de direction. La moquette aux trois couleurs est neuve, les murs sont couverts de feutrine et le bois de la table évoque celui des pays nordiques : on peut y voir la violence du monde du travail (à l’évidence, elle ne dort pas, on la croit morte) autant que le spectacle de la beauté des apparences. Toute la série va reposer sur ce principe de division puisqu’elle raconte pourquoi des salariés d’une mystérieuse entreprise, Lumon Industries, se font implanter une puce électronique séparant leur activité professionnelle de leur vie privée en deux entités imperméables l’une à l’autre. Mark, le personnage principal (interprété par Adam Scott), va tenter de découvrir ce que cache cette double vie. Pour cela, il lui faudra briser nombre de doubles sens et la façade parfaite de Lumon Industries.
Sparadrap
Lors du premier épisode, on ne voit que lui. Ce petit bout de gaze bleu frappé du logo de l’entreprise (une larme !) accroché au front de Mark symbolise sa vaine tentative de masquer le conflit dévorant son personnage. En tant que chef de service, il doit mettre au pas Helly (Britt Lower), sa dernière recrue, mais celle-ci, rebelle née, lui a jeté un objet au visage dès leur première rencontre. Pire, la jolie rousse a un charme fou et son supérieur pourrait bien en tomber amoureux. Dès lors, le sparadrap matérialise ses efforts pour dissimuler son autre blessure intérieure, bien plus profonde : le décès de son épouse qui l’a poussé à accepter l’opération chirurgicale séparant sa vie en deux.
Collectif
Cette série sur l’ultramoderne solitude raconte comment quatre employés vont faire la révolution au sein d’une société prônant la concurrence entre salariés. Ainsi, Mark va devoir apprivoiser Helly l’indisciplinée mais aussi être à l’écoute de ses deux collègues, le lunaire Irving (John Turturro) et le bon élève Dylan (Zach Cherry). Ces quatre solitaires, occupés à une tâche inepte – repérer sur ordinateur des chiffres problématiques dans des suites de nombres – vont découvrir les vertus de la solidarité. A partir de là, la photo de groupe que leur impose Lumon Industries fait office d’objet de ralliement. D’autant plus que Petey, le meilleur ami et collègue de Mark, visible sur la première photo, a disparu. Viré, tué, effacé ? L’esprit de groupe qui cimente peu à peu la bande est d’autant plus crédible que les acteurs sont au sommet de leur art : John Turturro et Christopher Walken excellent en fantômes poétiques, Zach Cherry et Tramell Tillman sont des révélations.
Géométrie
Pour lutter contre leur hiérarchie, les quatre rebelles vont contacter un autre groupe d’employés dirigé par Burt Goodman (Christopher Walken) dans un recoin de l’entreprise qui leur est interdit. En cela, ils brisent les lignes de forces de Lumon Industries, dont la topographie anguleuse est merveilleusement mise en images par le réalisateur Ben Stiller et sa directrice de la photographie, Jessica Lee Gagné. Ascenseur vers le sous-sol où ils travaillent, forme labyrinthique des couloirs, géométrie complexe du bâtiment, cellules individuelles répétées à l’infini, le siège du groupe est un immense cerveau high-tech d’où l’on ne s’échappe pas.
Hiver
Si le design (superbe) des bureaux de Lumon Industries se révèle pour le moins glacial, l’atmosphère extérieure s’avère tout aussi austère. Chutes de neige, congères sur les routes, chalets cosy où les riches habitent en famille… Dans cette ville de la côte est des Etats-Unis, cet hiver qui semble ne jamais prendre fin a contaminé tout le paysage et la géographie intime des habitants. Pour compenser les rigueurs du climat, il s’agit alors de puiser dans des sources de chaleur artificielles : l’alcool que boit Mark le soir, les souvenirs de sa vie passée ou l’envoûtante musique des sixties diffusée dans la bande-son de la série.
Psychanalyse
Production d’une époustouflante virtuosité visuelle, la série n’en reste pas moins cérébrale, et chaque patronyme vaut son pesant de signifié. Comme son nom l’indique, le héros Mark collectionne les stigmates; de même, sa collègue Helly vit l’enfer au travail et dans sa vie privée ; Burt Goodman (Christopher Walken) est l’incarnation de la bonté… Le personnage campé par Patricia Arquette ne s’appelle pas non plus Harmony par hasard : sa fonction consiste à préserver à tout prix l’équilibre de Lumon Industries… Pas de doute, la création de Dan Erickson est bien lacanienne, comme le prouve la « Break Room », une pièce dans laquelle les employés ayant fauté doivent répéter la devise de l’entreprise jusqu’à l’éprouver sincèrement. Diagnostic : le travail rend fou et, quand il essaie de vous soigner, il empire votre cas.
Culture d’entreprise
Course à l’échalote des résultats trimestriels, titre d’employé de l’année, remises de récompenses, pots de fin de journée… Tous les us et coutumes faussement ludiques de la vie en entreprise sont passés avec humour à la moulinette en exagérant leur absurdité. Promoteur emblématique de ce style de vie aliénant et détraqué, Milchick interprété par Tramell Tillman, acteur méconnu qui, dans son rôle de G.O. d’un univers concentrationnaire, crève littéralement l’écran. A ce titre, la séquence de cinq minutes d’« expérience de danse musicale » dans l’épisode 7, « Jazz insolent », constitue le sommet de la saison et fera date dans l’histoire des séries.
Vêtement
Dans une série on ne peut plus stylée, la tenue des personnages souligne subtilement leur personnalité. Avec ses jupes aux couleurs vives, Helly (Britt Lower, photo) détonne, tandis que ses trois collègues sont engoncés dans leur costume. Celui de Dylan (Zach Cherry, photo, au centre), salarié zélé contrarié, semble sur le point d’exploser, de même que l’élégant complet d’Irving (John Turturro, photo, à droite) évoque ses envies d’ailleurs. Leur supérieur, Mark (photo, à gauche), qui fait semblant de s’adapter à tout, fait montre d’une neutralité presque parfaite. Reste une question : fera-t-il tomber la cravate ? A suivre… « Un village français »