L'Obs

La Corée du Sud hantée par l’Ukraine

- Par PIERRE HASKI P. H.

Il n’est pas un endroit au monde où la guerre en Ukraine n’a pas d’impact. En Corée du Sud, les conséquenc­es sont évidemment économique­s, comme partout sur la planète, mais aussi géopolitiq­ues. Un ancien responsabl­e sud-coréen me l’a expliqué ainsi : « Si vous êtes Kim Jong-un [le dirigeant de la Corée du Nord, NDLR], la leçon est simple. L’Ukraine a renoncé en 1991 à l’armement nucléaire hérité de l’URSS en échange du “Mémorandum de Budapest” de 1994 dans lequel sa sécurité était garantie par la Russie et les grandes puissances. Mais ce bout de papier ne l’a pas protégée d’une invasion autant qu’une bonne dissuasion nucléaire. »

CQFD. Pour Kim Jong-un, la menace n’est pas russe – le régime nord-coréen a été enfanté par l’URSS de Staline à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, et Pyongyang vient de reconnaîtr­e les deux « République­s » prorusses de l’est de l’Ukraine. Pour la Corée du Nord, le danger est américain depuis soixante-dix ans… Mais la problémati­que « nucléaire contre garanties de sécurité » est la même. Les chances de voir Pyongyang abandonner son armement nucléaire étaient déjà bien minces avant la guerre en Ukraine ; elles sont aujourd’hui nulles. La Corée du Sud le sait, mais ne parvient pas à le reconnaîtr­e ouvertemen­t, tant les conséquenc­es sont vertigineu­ses.

Mais, ici, ce n’est pas la seule retombée de la guerre. L’invasion de l’Ukraine a réveillé un débat apparu ces dernières années à Séoul : peut-on faire confiance au « parapluie » américain qui protège le pays depuis la fin de la guerre de Corée en 1953 ? La question se pose surtout depuis la présidence de Donald Trump. L’ancien président a voulu retirer les troupes américaine­s stationnée­s en Corée du Sud, puis quintupler le montant de la contributi­on coréenne à leur entretien ; il a « flirté » avec Kim Jong-un, sans pour autant parvenir à faire avancer la paix. De quoi déstabilis­er la relation Washington-Séoul si déterminan­te pour la sécurité de la Corée du Sud, prise entre les ambitions du géant chinois, la menace nucléaire du Nord et une relation plombée par l’histoire avec l’autre géant régional, le Japon.

La Corée du Sud est contrainte de se demander si les Etats-Unis seront bien au rendez-vous en cas de crise majeure. L’administra­tion Biden est rassurante et le nouveau président sud-coréen, le très proamérica­in Yoon Seok-youl, joue à fond le rapprochem­ent avec Washington. Mais les incertitud­es politiques aux Etats-Unis, à commencer par les élections de mi-mandat, inquiètent à Séoul comme ailleurs. Signe du malaise, un groupe d’intellectu­els issus de la gauche sud-coréenne a choisi de rompre un tabou et a plaidé, dans une tribune dans la presse, pour que la Corée du Sud se dote de sa propre force de dissuasion nucléaire. Ce serait une rupture stratégiqu­e, mais unemajorit­é de Sud-Coréens y est aujourd’hui favorable dans un contexte régional lourd de menaces.

La Corée du Sud fait partie de ces puissances régionales qui ne se vivent plus comme des alliés passifs des Etats-Unis, comme au temps de la guerre froide. Un ancien dirigeant sud-coréen m’a fait l’éloge du général de Gaulle et de l’autonomie stratégiqu­e européenne prônée aujourd’hui par Emmanuel Macron ! Et il a émis ce jugement surprenant : « Les Etats-Unis sont à la fois notre protecteur et le pays qui ne veut pas de la paix sur la péninsule coréenne… » Le concept d’alliance prend assurément un nouveau sens dans un monde multipolai­re dont les règles sont encore mal définies, en Corée du Sud comme ailleurs.

Le débat sur une force de dissuasion nucléaire est relancé.

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