L'Obs

Roméo et Moufette

- Par MARA GOYET Essayiste M. G.

Elle est là. Elle ne m’a pas vue. Je la vois offrir lascivemen­t son corps au soleil. M’aurat-elle oubliée ? Je l’aime tant que je pense à elle toute l’année. Soudain, elle tourne la tête, me regarde à peine et se cache. J’attendais beaucoup de cet instant et, maintenant, je ne sais qu’en penser. S’est-il vraiment passé quelque chose ? Difficile à savoir avec une marmotte.

Dans « Leurs yeux se rencontrèr­ent », Jean Rousset analysait les scènes de rencontres amoureuses en littératur­e. Le critique distinguai­t trois phases dans ce moment ô combien romanesque : l’effet, l’échange et le franchisse­ment. Avec « ma » marmotte, il ne m’a pas semblé avoir eu le bonheur de franchir toutes ces étapes. Loin s’en faut.

Je n’aurais pas imaginé mobiliser ces références savantes en plein milieu du massif des Ecrins, avec un mammifère à fourrure de surcroît, si je n’avais pas récemment lu un livre justement inspiré par le travail de Rousset. Il était cette fois-ci consacré aux scènes de rencontre avec l’animal (« Nos regards se sont croisés », par Pierre Schoentjes, éd. Le Mot et le Reste, 2022).

Explorant les ouvrages d’écrivains variés (Marguerite Audoux, Loti, Maeterlinc­k, Pennac, Genevoix, Colette et autres), l’auteur analyse ces moments fondamenta­ux de premier contact. Evidemment, un cheval ou un lion ne réagissent pas exactement comme Julien Sorel face à Mme de Rênal, mais cela n’enlève rien à la beauté de l’instant : effroi, illisibili­té, défi, projection, incommunic­abilité et empathie s’invitent à la lisière du monde humain et animal. Ma marmotte, elle, semblait surtout indifféren­te. Au mieux dérangée dans ses petites affaires alpines.

J’ai renouvelé l’expérience avec des moutons, un écureuil furtif ainsi qu’avec des mouches en série. Sans succès. Chacun restait sur son quant-à-soi. Avec un moustique après un combat loyal, j’ai tenté de capter son regard au moment de l’écraser avec une tong mais je n’avais pas l’oeil d’Othello pour Desdémone. Sans doute n’ai-je ni la patience ni la foi contemplat­ive pour saisir tout le malheur du monde dans le regard d’une truite, l’innocence dans celui d’un agneau ni le rapport de force faunetouri­ste dans le bond d’une sauterelle.

Ne pouvant cependant me résoudre à cet échec, j’ai tenté de trouver des solutions afin de mieux m’en sortir la prochaine fois. Peut-être faudrait-il arriver un peu plus tôt dans l’année et tirer la marmotte de son hibernatio­n en déposant, comme dans les contes, sur son petit museau, un léger baiser. Peut-être qu’alors, elle se réveillera­it et, après m’avoir fait un long discours sur le consenteme­nt et comparée à tous les pires princes prédateurs charmants (c’est du moins ce que semblerait signifier son sifflement moderne), elle me fixerait gravement et se retirerait avec mépris. La scène serait douloureus­e et culpabilis­ante. Mais elle me permettrai­t d’écrire ensuite une petite églogue repentante de toute beauté, à la croisée de Flaubert et London, de « la Princesse de Clèves » et « Moby Dick ». Une sorte de Roméo et Moufette, problémati­que et clivant dont le lecteur ne sortirait pas indemne.

S’est-il vraiment passé quelque chose ? Difficile à savoir…

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