“UN VILLAGE FRANÇAIS” Dans la peau du peuple
Durant l’été, “TéléObs” passe au crible les grands motifs et les petits détails qui fondent l’identité visuelle d’une série majeure, actuelle ou passée. Cette semaine : la fabuleuse chronique de l’Occupation de France 3, aujourd’hui disponible sur Salto.
Faucille et marteau
Si l’enjeu tient avant tout ici à brosser le tableau sociologique le plus large et le plus juste possible de la France sous l’Occupation, on relève malgré tout deux personnages irréprochables dans ce marigot humain : l’ouvrier Marcel Larcher (Fabrizio Rongione, photo) et la paysanne Marie Germain (Nade Dieu). Résistants de la première heure (et même avant-gardistes s’agissant de Marcel, qui transgresse avant ses camarades le pacte de non-agression germano-soviétique), travailleurs modestes et coeurs purs, ils incarnent deux facettes d’un idéal marxiste qui plane subtilement mais sûrement sur l’oeuvre de Frédéric Krivine – lui-même est fils de communistes et neveu d’Alain.
Robin Renucci
Jusqu’à « Un village français », la carrière de Robin Renucci suivait un cours modeste, pour ne pas dire déceptif : on voyait davantage ce faux frère de François Cluzet, lancé à peu près au même moment que lui par Claude Chabrol (« Masques » en 1987), en espoir de cinéma déchu, recyclé en visage familier de la télé d’avant le nouveau monde des séries (« la Famille Sapajou »). Sa composition du notable Daniel Larcher fait à nouveau briller l’évidence d’un talent qui n’a rien à envier à celui des grands acteurs en vogue de sa génération : Cluzet, donc, Daniel Auteuil ou André Dussollier. Carcasse altière, capable des modulations les plus subtiles, un regard qui fait passer la consternation, la colère ou l’impuissance avec une sobriété mêlée d’élégance... On le répète : il joue dans la cour des grands.
Madame Bovary
Volage, épouse de médecin, coquette, égocentrique, rêveuse, roitelette de sa bourgade de province… Pas de doute : Hortense Larcher (Audrey Fleurot, photo, avec Richard Sammel) est la descendante directe de la plus célèbre héroïne de Gustave Flaubert. Femme-trophée se cognant aux frontières d’une société régie par les hommes, elle apparaît ici triplement aliénée : par le machisme bon teint de son mari pétainiste (à l’ombre duquel elle est supposée s’épanouir), la perversité sans limite de l’occupant (son amant le SS Müller) et, plus largement, la vacuité de la vie bourgeoise – l’ennui est son principal ennemi.
Proust
Impossible ne pas relier « Un village français » à l’oeuvre du génie de « la Recherche du temps perdu ». Leur dessein est au fond similaire : reconstituer les soubresauts et instants décisifs d’une séquence historique révolue (le crépuscule du e siècle pour Proust, l’Occupation pour Krivine), dessiner le filigrane de la grande Histoire par le biais intime d’un échantillonnage humain dont on réévalue chaque spécimen au fil du récit. Les derniers épisodes qui clôturent la saison 7 s’apparentent clairement au « Temps retrouvé » : on y voit les personnages au crépuscule de leur vie, déformés par la vieillesse, orphelins d’une époque dont il ne reste que leurs souvenirs.
Détail
Un emballage de pâte de coing, une ampoule cassée, une dent douloureuse, une micro-trace de sang déposée sur un ausweis… Les petits courants faisant les grandes rivières, « Un village français » s’appuie sur une constellation de détails insignifiants qui, chauffés à blanc par le contexte brûlant de l’Occupation, font basculer mille destins, sabotent autant d’opérations bien huilées qu’elles structurent quantité d’épisodes. Par sa manière de se focaliser sur l’infiniment petit, la série obéit à des règles de suspense dignes d’un « Alfred Hitchcock présente ». Pas étonnant que l’émule du maître, Brian De Palma, planche sur un remake , situé au temps de la guerre de Sécession.
Triangulation
On aurait pu croire qu’un programme par temps de guerre serait cimenté par la figure du double. Eh bien non, « Un village français » se place, lui, sous le signe du trio. On ne compte plus les triangulations amoureuses, quel que soit le camp: chez les collabos, Hortense oscille entre son mari et l’inspecteur Marchetti avant de le remplacer par Müller ; côté Résistance, la postière Suzanne, qui en pince pour Marcel Larcher, couche utile avec le flic Loriot ; l’entrepreneur Schwartz partage sa vie entre son épouse et sa maîtresse ; et l’institutrice, mariée au directeur Bériot, attend un enfant du soldat allemand Kurt. Idem sur le plan opérationnel : Daniel Larcher forme un tandem pétainiste avec le sous-préfet Servier face à leur interlocuteur allemand. Même la camaraderie entre les enfants Marceau, Gustave et Hélène prend la forme d’une triplette !
Film noir
Chronique des heures sombres bien de chez nous, la série emprunte toutefois bon nombre de standards au film noir : en donnant au spectateur une longueur d’avance sur ses personnages (chacun connaît l’issue de la collaboration), elle tisse une manière de tragédie revisitée dans laquelle de simples mortels s’emmanchent du mauvais côté de l’Histoire. L’ambitieux Marchetti (Nicolas Gob, photo), le nihiliste Müller, le bon docteur Larcher, humaniste mais collabo, sont les héritiers lointains des grands losers d’« Assurance sur la mort » ou de « Boulevard du crépuscule », conteurs de leur propre déconfiture. Hortense, elle, s’inscrit dans la lignée des femmes fatales si chères au genre.
France 3 régions
En matière de production, le bâti d’« Un village français », sous-préfecture fictive mais composite de Villeneuve où se déroule l’intrigue de la série, peut se voir comme une vitrine emblématique de l’archipel d’antennes locales du service public. Un pont dans la Creuse, une demeure de Seine-et-Marne, une gare de Haute-Vienne, une école de Seine-Saint-Denis et des paysages du Vald’Oise apparaissent comme autant de pièces maîtresses d’un puzzle éparpillé aux quatre coins de l’Hexagone – les régions Limousin et Nouvelle-Aquitaine ont successivement glissé leur obole pour enfanter ce territoire supposément implanté dans le Jura. Sur un plan purement esthétique, on n’est pas loin de l’effet de signature. Eloge de la ruralité, pédagogie et grands sentiments, le tout porté par des acteurs solides et pas chers : vive le service public libre !