L'Obs

ROBERT LE VIGAN L’HISTRION COLLABO

Né à la Goutte-d’Or, ce fêtard déglingué, repéré par Julien Duvivier, se perdra pendant l’Occupation en se rapprochan­t de Céline.

- Par François Forestier A suivre : Gloria Grahame.

Il était véhément et ironique, survolté et poète, croyant et anar, saint et martyr. Dingue, certaineme­nt. Robert Le Vigan a été l’un des seconds couteaux les plus présents de l’entre-deux-guerres. Au cinéma où il s’imposa avec « Goupi Mains rouges » ; au théâtre, où il fut inoubliabl­e dans « Donogoo » de Jules Romains ; à la radio, où il fut un Balandard pathétique ; au music-hall, dans des pantalonna­des diverses ; dans la vie, où il fut l’apôtre de Céline, avec lequel il fit un bout du voyage à Sigmaringe­n. Ce qu’on lui fit payer, à la Libération. Ce dernier lui disait : « T’es le plus grand comédien du siècle ! Adolf n’est qu’un gougnaffe hurleur ! » A sa manière, Le Vigan fut une star déjantée, un emmerdeur patenté, un dévoyé de la collaborat­ion et un histrion infernal. Il est mort là-bas, au bout de la terre, oublié, dolent, agenouillé devant un calvaire de pierre qui lui ressemblai­t.

A ses débuts, il fit une exhibition de son talent devant Louis Jouvet. Lequel, étonné, regarda ce clown qui en faisait des kilos, rameutait toute la panoplie des gestes et des intonation­s possibles, chargeait la mule à coups de grimaces. A la fin de la démonstrat­ion, Jouvet remonta ses lunettes et dit simplement : « Et si tu pétais ? » Moyennant quoi, Robert Le Vigan – Robert Coquillaud de son vrai nom – fut engagé. Ce fut le début d’une carrière fameuse (72 films !), au cours de laquelle notre homme joua des rôles de journalist­e, de charcutier, de douanier, de grigou, de jardinier, de docteur, de rapin, de rebouteux, de dandy, de maître chanteur, de tyran, de fêtard, de Belzébuth et, n’oublions pas, du Christ. Dans « l’Assurance incendie », une piécette de Paul Colline, Le Vigan fut même un juif, lui qui fut un antisémite convaincu. De toute façon, il considérai­t que sa carrière « était une erreur de jeunesse », ajoutant qu’il « était né pour être berger, supputer, ressentir et adorer Dieu ». Bizarre conclusion pour un homme dévolu aux rôles de salopard, de traître, de faux-cul, qui essuya la réplique barbelée d’un auteur normand : « Toi, t’as pas une gueule à baigner dans l’honnêteté ! » Fils d’un vétérinair­e parisien, notre Coquillaud, très vite étiqueté « polichinel­le

bariolé », était né à la Goutte-d’Or, à l’époque le « quartier des boxons, à deux pas des bidets… et des ruts ».

Bambocheur électrique, il sera camelot sur les Boulevards avant de faire son service militaire… à Wiesbaden, clin d’oeil du destin, en compagnie de Benoist-Méchin, futur exégète de Hitler. 1931, Robert Le Vigan joue au Théâtre Pigalle. Dans la salle, un réalisateu­r de talent, Julien Duvivier. Ils feront sept films ensemble, dont « les Cinq Gentlemen maudits », « la Bandera » et « Untel père et fils ». Colette le voit sur scène et s’exclame : « Comme il gronde bien ! » Le Vigan traîne à Montmartre – en compagnie de Gen Paul et de Marcel Aymé – puis, plus tard, aux Champs-Elysées où les passants le voient

« dans son personnage du moment ». Comme le dit Lucette Almansor (madame Céline) :

« S’il jouait un type de 1900 ou un centurion, il se promenait toute la journée avec un canotier sur la tête ou bien engoncé dans son armure de Romain ! » Chefsd’oeuvre et nanars se succèdent. Après « le Quai des brumes », voici « le Veau gras ». Après « les Disparus de Saint-Agil », voilà « Ne le criez pas sur les toits ». Et, sur les planches, Molière, Giraudoux, Mérimée, Courteline, Hugo. Quand Duvivier prépare le tournage de « Golgotha », Le Vigan est d’abord pressenti pour être un Judas parfait. Voyant que le cinéaste ne trouve pas d’interprète convenable pour le Fils de Dieu, Le Vigan lui lance : « Passe-moi la perruque ! » et, bingo, il obtient le rôle du Crucifié. Il se fait arracher des dents, maigrit, prend l’air inspiré (le film est hilarant, aujourd’hui) et, entre deux répliques, passant près de Duvivier, lance en diagonale : « Mon chèque, salopard ! »

Entre-temps, il est devenu le pote, le souffre-douleur, le thuriférai­re, le cul-etchemise de Louis-Ferdinand. Ce dernier lui fera une belle place dans ses livres, le campant dans « D’un château l’autre », « Nord », « Rigodon », sous les traits de « La Vigue », en compagnie du chat Bébert. C’est une façon de se damner, pour l’acteur : encarté au PPF (Parti populaire français), le parti de Doriot, pendant la guerre, travaillan­t à

LOUIS FERDINAND CÉLINE FERA UNE BELLE PLACE À L’ACTEUR DANS SES LIVRES, LE CAMPANT SOUS LES TRAITS DE “LA VIGUE” EN COMPAGNIE DU CHAT BÉBERT.

Radio-Paris où il brocarde de Gaulle, il tourne encore une merveille en 1941, « l’Assassinat du père Noël », et adresse une lettre au producteur nazi pour lui proposer une « collaborat­ion bienfaisan­te », « entre hommes de race blanche ». Il s’est célinisé. Néanmoins, Marcel Carné le sollicite pour jouer Jéricho, dans la pantomime « ’Chand d’habits » dans « les Enfants du paradis ». On fait des essais. Mais c’est trop tard. Le vent tourne. Il est remplacé par Pierre Renoir. Céline, auteur d’abjects pamphlets, s’exile en Allemagne. A Paris, Le Vigan dort avec une hache à portée de main. Il reçoit des petits cercueils. Il prend le dernier train pour Baden-Baden, fait bande avec les pires ordures de Sigmaringe­n, Alphonse de Châteaubri­ant, Jean HéroldPaqu­is, Lucien Rebatet, Léon Degrelle. Ça pue. Céline le voit « qui ne tient que par bouts et lambeaux ».

Devant l’avance des Alliés, Le Vigan fuit. Il est arrêté en Autriche, traîné devant la Cour de justice de la Seine, et écope de dix ans pour « intelligen­ce avec l’ennemi »

en novembre 1946. Avec un sourire, il sort de la salle, menotté, plus cabot que jamais : « J’ai eu mon petit succès, hein ! »

En 1948, libéré sous condition, il file en Espagne, aidé par Jacques Becker, le metteur en scène de « Goupi Mains rouges ». Il traverse deux films à Madrid, confie : « J’ai dépiauté quelques rôles comme des mégots »,

écrit à Céline : « Pour nous, vois-tu, c’est cuit ! » Ses amis, ses avocats, ses proches ont beau essayer de le blanchir pour cause de folie, Pagnol lui sert une belle réplique dans « Regain » : « C’est très joli d’être innocent, mais faut pas en abuser ! » Comment arrive-t-il en Argentine, refuge des anciens nazis, des collabos et des macs ? La rumeur parvient à Paris : il serait devenu chauffeur de taxi. C’est vrai, mais aussi professeur de latin, secrétaire d’un industriel et éternel râleur. Il échoue à Tandil, petite ville au pied des Andes, se marie, vit chichement. Dans le récent documentai­re de Bertrand Tessier, « Robert Le Vigan, la cavale d’un maudit » (Ciné+ Classic), on le voit en 1970, deux ans avant sa mort, le visage creusé, les cheveux blancs, apaisé. Quand on lui propose d’écrire ses Mémoires : « Des Mémoires de moi ? Oh non ! Qu’on me laisse petit Coquillaud ! » C’est son dernier rôle : vieux sage. Il le surjoue, comme d’habitude. ■

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 ?? ?? Avec Jean Gabin, dans « la Bandera », de Julien Duvivier, en 1935.
Avec Jean Gabin, dans « la Bandera », de Julien Duvivier, en 1935.
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 ?? ?? Dans « Golgotha », de Julien Duvivier, en 1935.
Dans « Golgotha », de Julien Duvivier, en 1935.
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