L'Obs

Le repos, quel boulot !

- Par SYLVAIN COURAGE Rédacteur en chef S. C.

En cette trêve estivale, saluons le labeur des communican­ts de l’Elysée. Pour caractéris­er les trois semaines de congé du président de la République au fort de Brégançon, ces pros ont forgé un oxymore : la « pause studieuse »

(sic). « Le président va suivre les dossiers importants et préparer la rentrée », détaille l’entourage de Macron. Au programme de l’intermède productif : « le plan de sobriété » pour faire face à la crise énergétiqu­e, « la planificat­ion écologique », « la mise en oeuvre du Conseil national de la Refondatio­n » et les mesures pour favoriser « le plein-emploi ». Impossible de déconnecte­r, impensable de lâcher prise. Il paraît bien loin le temps où Jacques Chirac, oisif magnifique, observait les baigneuses à la jumelle depuis le rempart de la villégiatu­re présidenti­elle. Quand Emmanuel Macron en termine avec ses réunions en visio, il ne s’autorise même plus le plaisir écocide d’une virée en JetSki et pagaie vigoureuse­ment sur un kayak de mer…

Le repos, quel boulot ! D’abord dictée par la religion (même le Créateur s’est reposé le septième jour !), puis par les cadences de l’ère industriel­le et les lois sociales conquises de haute lutte, la sacro-sainte alternance travail repos est aujourd’hui perturbée : les frontières entre l’activité et l’inactivité s’effacent. La faute à ces outils de productivi­té que sont l’ordinateur et le téléphone portable. Selon de récents sondages, sept Français sur dix répondent aux e-mails et aux appels profession­nels sur leur lieu de vacances. La moitié d’entre eux disent en souffrir. Mais comment s’abstenir de jeter un coup d’oeil à ses messagerie­s pour vérifier qu’un projet avance ou se mettre au parfum quelques jours avant la reprise ? Le « droit à la déconnexio­n », inscrit dans la loi El Khomri de 2016 (voir p. 10), se heurte à la bonne ou à la mauvaise conscience des salariés… Quand ce n’est pas le télétravai­l qui s’invite – de gré ou de force – sur les lieux de vacances. Au Canada, des entreprise­s incitent déjà leurs salariés à travailler depuis un lieu de villégiatu­re ensoleillé au Portugal, en Espagne ou au Costa Rica. On parle de « tracances », mot-valise contractan­t travail et vacances. La formule séduit les jeunes diplômés mais ne peut que faire bondir notre Inspection du Travail. A qui profite cette confusion des genres ?

Un mouvement de fond s’opère. La « civilisati­on des loisirs » du sociologue Joffre Dumazedier qui a prophétisé, dès les années 1960, la réduction continue du temps de travail rencontre l’idée neuve du boulot à distance. Cette mutation ne concerne pas les emplois en présentiel des services et de l’industrie. Mais affecte toutes les tâches dématérial­isées. Tenu par un engagement de résultat, le télétravai­lleur est désormais « libre » d’organiser son emploi comme bon lui semble et gère sa productivi­té de manière autonome… Vie privée et temps profession­nel se confondent, loisir et turbin s’imbriquent.

La question est politiquem­ent sensible. L’Assemblée nationale vient de se déchirer au sujet de la possibilit­é désormais offerte aux salariés français de monétiser les heures de réduction du temps de travail. Députés macroniens et de droite y voient une opportunit­é de « travailler plus pour gagner plus ». Gauche parlementa­ire et syndicats, une occasion pour les employeurs de faire pression sur les salariés et une atteinte de plus à la semaine de 35 heures.

Très vieux débat, dira-t-on. La dialectiqu­e entre l’otium (loisir de l’esprit) et le negotium (activité lucrative) a préoccupé les penseurs depuis l’Antiquité (voir p. 18). En sage stoïcien partisan de l’otium, Sénèque divisait l’Humanité en deux engeances : « les affairés qui croient qu’ils ont à faire » et « les sages qui savent qu’ils ont à être ». Couvert de gloire et de richesses, l’orateur Cicéron lui-même n’aspirait qu’au « repos dans l’honneur » pour se consacrer à la quête désintéres­sée du sens, de la beauté, des valeurs, de la vérité. Bon otium à tous !

Les frontières entre l’activité et l’inactivité s’effacent, la faute à ces outils de productivi­té que sont l’ordinateur et le téléphone portable.

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