Oublier Pékin
Une profonde vague de transformation traverse les entreprises et tout particulièrement les groupes du CAC 40. Tous sont engagés dans un mouvement de « désinisation » : en clair, ils réduisent leur dépendance à la Chine, qu’elle soit un fournisseur essentiel ou un client majeur. Bien sûr, c’est une conséquence de la crise du Covid, qui, en désorganisant profondément les chaînes d’approvisionnement, a montré qu’il était dangereux de n’avoir qu’une source d’achalandage. Mais pas seulement. Les perturbations liées à la guerre en Ukraine et aux embargos sur la Russie, le durcissement politique de Pékin et les tensions autour de Taïwan obligent les groupes à passer à la vitesse supérieure.
Si la plupart des patrons le font discrètement, Carlos Tavares, le directeur général de Stellantis, né de la fusion de PSA Peugeot-Citroën et Fiat-Chrysler, a été très clair en présentant les résultats de son entreprise : « J’ai observé un changement de comportement de nos partenaires en Chine. » L’an dernier, il a eu ce qu’il appelle une « excellente négociation » avec le partenaire chinois de sa filiale Jeep, le groupe GAC. Il était convenu que Stellantis deviendrait majoritaire de leur entreprise commune en Chine, pour reprendre en main la gestion de cette entité qui perdait de l’argent. Mais Pékin n’a jamais validé cette montée en puissance et Stellantis en a tiré les conséquences en sortant de ce partenariat. Pour Jeep, précise le patron, « nous avons maintenant une stratégie “asset light” ». En français, on dirait une présence légère. Plus question d’investir ou de détenir une usine, il s’agira seulement d’y vendre des modèles importés. « Le climat des affaires s’est beaucoup politisé en Chine », souligne Tavares, qui constate que les ventes des véhicules allemands sont en baisse de 20 %, de 17 % pour les américains et de 14 % pour les japonais, quand les ventes chinoises augmentent de 20 %. Surtout, Stellantis ne veut pas avoir à revivre avec la Chine le casse-tête que les groupes présents en Iran ou en Russie ont connu avec les sanctions. Et de souhaiter beaucoup de courage à ses concurrents Volkswagen ou General Motors, bien plus présents dans l’Empire du Milieu. S’il est le plus clair, Carlos Tavares est loin d’être le seul sur cette ligne. Des groupes comme Air Liquide ou Saint-Gobain ont commencé à réfléchir à leur organisation avant même la pandémie de Covid, Pékin exigeant que leurs filiales en Chine utilisent des logiciels 100 % locaux et pas seulement les systèmes d’information qui tournent dans le reste du monde.
A terme, les activités chinoises risquent de se singulariser et l’on produira de plus en plus en Chine pour la Chine. Chez Bouygues, les centrales d’achat pour le BTP (en France, en Turquie et au Panama) ont reçu comme mot d’ordre de ne pas se reposer sur un fournisseur et, en particulier, d’avoir toujours une alternative à la Chine. De son côté, Bpifrance, la banque publique d’investissement, demande aux entreprises dont elle est actionnaire de réfléchir à des diversifications et surtout à des relocalisations. La stratégie « Chine +1 » devient la norme. Et on le comprend tant le ton peut monter vite. Il a suffi que l’Américaine Nancy Pelosi, présidente démocrate de la Chambre des Représentants, évoque une visite à Taïwan – avant d’y aller pour de bon – pour que Xi Jinping rétorque : « Ceux qui jouent avec le feu risquent de se brûler à mort. »
Les armateurs, comme CMA-CGM, observent déjà dans le trafic mondial les répercussions très concrètes de cette nouvelle géopolitique des affaires. Le trafic régional s’intensifie dans le Sud-Est asiatique pour desservir les nouvelles implantations chinoises en Malaisie, en Indonésie ou au Vietnam. La grande nouveauté se trouve dans l’accélération des échanges et du fret de l’Inde vers l’Europe (+ 40 %) et de l’Inde vers les Etats-Unis (les capacités de transport de CMACGM ont doublé) et entre la Turquie et l’Europe ou l’Afrique. « Le monde était chaotique, prévient Carlos Tavares. Il est maintenant chaotique et fragmenté.
Les groupes du CAC 40 réduisent leur dépendance à la Chine, qu’elle soit un fournisseur ou un client.