L'Obs

La maison verte

- Par ALAIN MABANCKOU Ecrivain A. M.

Il y a deux jours, quand j’ai atterri à l’aéroport Alejandro-Velasco-Astete à Cusco et emprunté le taxi du Péruvien Wilber, celui-ci s’est proposé d’être mon guide. Il était surexcité de savoir que j’étais originaire du continent africain.

« Je dois aller en Afrique avant ma mort », ne cessait-il de me répéter.

Je le consolais en lui disant qu’à 38 ans, il avait encore tout le temps.

« Mais il paraît que le prix des billets monte chaque année », avait-il lâché comme pour justifier par anticipati­on le fait que son rêve ne se réalisera jamais…

Nous sommes à Chincheros, une ville du sud du Pérou. Wilber roule au ralenti. Il voudrait que je profite de la splendeur du paysage de ce départemen­t d’Apurímac. Ici, les habitants, comme lui, sont des descendant­s des Chankas, ennemis jurés des Incas. Ils scalpaient leurs adversaire­s, leur retiraient la peau alors qu’ils étaient encore en vie.

J’écoute Wilber en suivant du regard l’envol d’un condor des Andes. Je sors mon appareil dans le dessein de le photograph­ier. Le Péruvien s’arrête, et je capte enfin l’image du rapace qui atterrit plus bas, dans une élégance qui me laisse sans voix.

L’oiseau disparaît. Nous reprenons la route. Celle-ci est de plus en plus cahoteuse, s’enfonce dans les montagnes. Elle est néanmoins bitumée. Nous dépassons soudain quelques habitation­s, et je lui désigne une bâtisse qui attire mon attention : « Elle est belle, cette maison verte ! »

Wilber est plus que surpris que je m’attarde sur cette demeure et me supplie de ne pas montrer du doigt ce qu’il appelle « la casa embrujada ».

Autrement dit « la maison hantée ».

Il attend que nous nous soyons bien éloignés pour me dévoiler qu’un couple vivait dans cette maison il y a une quinzaine d’années. « Ça s’est

très mal passé », me prévient-il. L’homme travaillai­t à plus de 400 kilomètres de Chincheros, dans la ville de Huancayo. Il s’absentait une semaine sur deux vers cette région de Junín, laissant son épouse seule dans leur demeure. Un jour, la femme a ouvert la porte à un routier qui demandait de l’eau. Il deviendra son amant, passera des nuits entières dans la maison verte.

Des paysans avaient remarqué la présence de ce camion garé régulièrem­ent en bordure de route. La rumeur est arrivée aux oreilles de l’époux. Comme à son habitude, le dimanche, dans la matinée, il a pris le chemin pour Huancayo. En réalité, il était dans le bourg d’à côté. Il est revenu au coeur de la nuit toquer à la porte de son domicile. Le reste, comme dans les romans d’amour couvant les crimes les plus odieux, s’est terminé dans un bain de sang, qui reste gravé dans la mémoire des habitants de Chincheros : le mari a assassiné les deux amants avant de se donner la mort.

« Plus personne ne veut de cette maison ! Même les étrangers qui l’achètent la délaissent, s’enfuient aux premières lueurs de l’aube, car ils entendent des pleurs qui semblent provenir des murs », me confie Wilber.

Je me retourne, j’aperçois encore la maison verte. Et je remarque également ce condor des Andes qui la survole.

« Probableme­nt le même que j’ai photograph­ié », me dis-je pendant que le Péruvien, qui a compris mon agitation, m’observe sans broncher.

« Je crois qu’il vaut mieux que nous rentrions, Wilber… »

Il éclate de rire : « Vous avez peur, hein ? Des maisons comme cette casa embrujada, il y en a partout, y compris là où vous résidez à Cusco ! »

Je reste silencieux. Il change alors de conversati­on, et parle du froid qui traverse la région pendant que nous prenons le chemin du retour…

Ils entendent des pleurs qui semblent provenir des murs.

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