LA FIN DU MONDE EST PROCHE
LE SALON DE MUSIQUE
Drame indien de Satyajit Ray (1958). Avec Chhabi Biswas, Gangapada Basu, Padma Devi. 1h35.
Roy (Chhabi Biswas, photo), un vieil aristocrate, prend le soleil sur le toit de son palais, et la mise en scène de Satyajit Ray, statue du Commandeur du cinéma indien à partir des années 1950, fait comprendre sa déchéance avec une économie de moyens prodigieuse. Un soupçon d’inquiétude et de consternation niché dans le soupir d’un serviteur, un mobilier un rien trop dépouillé, un surcroît d’arrogance mâtinée de tristesse larvée dans l’oeil du maître de céans, et voilà, la vérité profonde du « Salon de musique », classique des classiques du cinéaste, se déploie en toute limpidité. On comprend ici que l’orgueilleux petit monarque, féru de culture, a dilapidé sa fortune, compromis jusqu’à sa descendance par ses postures d’esthète, en organisant des concerts tenus dans une salle dédiée, en présence de l’élite locale. Parmi eux, un nouveau venu, Ganguly, usurier de son état, un homme sans manière, un « self-made-man », comme il se définit lui-même, incarnation d’une Inde moderne, pragmatique, occidentalisée, mais aussi impitoyable envers le petit peuple que Roy appréhende, lui, comme ses fidèles sujets. Ray ne s’amuse pas à confronter ces deux personnages emblématiques dans un choc des cultures digne d’un match de boxe. Au gré des nombreux intermèdes musicaux dispensés par les meilleurs artistes de son temps (la chanteuse Begum Akhtar, et surtout l’incroyable danseuse Roshan Kumari), autant de scènes qui agissent à la fois comme une jubilation pure et une mélopée shakespearienne annonciatrice du pire, le cinéaste se contente d’enregistrer l’étiolement du premier au contact du second à la manière d’un phénomène climatique aux causes identifiées et aux conséquences irréfutables. Le film vaut précisément pour cette distance exquise de petit conte métaphorique. Pas de mépris pour Ganguly, ce parvenu tout sauf revanchard, cocufieur malgré lui, ni même d’empathie ruisselante pour Roy, croqué avec truculence en un simili Don Quichotte bengali, sans nier pour autant la flamboyance de ses caprices ni l’incontestable noblesse de ses gestes suicidaires. Son ultime galop dans le désert, séquence d’anthologie oscillant entre le mirage opératique et la farce mortifère, en est l’illustration la plus probante.