L'Obs

Nos esprits animaux

- Par CLÉMENT LACOMBE Directeur adjoint de la rédaction C. L.

Elle se diffuse chaque jour davantage et s’ancre dans nos têtes aussi sûrement que les canicules reviennent maintenant chaque été. Une peur d’un nouveau genre, celle de voir le réchauffem­ent climatique rendre notre monde invivable. Cette machine à broyer du noir – baptisée « écoanxiété » – vient désormais se superposer à l’angoisse de la pandémie, du confinemen­t, de l’irruption de la guerre près de chez nous ou de l’hiver nucléaire (et on en oublie). Une peur que certains – et c’est une des rares certitudes quant à l’avenir – soigneront avec leurs animaux, ces « nouveaux psys » que « l’Obs » a choisi de mettre en une cette semaine sous le titre « Animal thérapie ». Jamais les chiens, les chats et autres animaux dits « domestique­s » n’ont été si nombreux dans nos sociétés. Jamais ils n’ont engendré autant d’argent. Jamais, surtout, ils n’ont occupé une telle place à nos côtés. A eux de soigner, apaiser, consoler, cicatriser, adoucir. A eux de nous aider à gérer nos émotions, nos propres… « esprits animaux » – pour reprendre l’expression par laquelle l’économiste John Maynard Keynes qualifie tout ce qui ne relève pas de la rationalit­é la plus brute. Comme un objet transition­nel – le fameux doudou des enfants qui aide à la séparation d’avec la mère – qui n’aurait plus rien de transition­nel.

Bien sûr, ce phénomène n’est pas nouveau. Voilà bien longtemps que les chiens ou les chats ne sont plus seulement assignés à une fonction clairement établie (chasser les souris, protéger le foyer contre toute intrusion, rapporter le gibier…). Bien longtemps que l’animal a rejoint les rangs de la famille. Et que les frontières entre l’être humain et son compagnon se sont brouillées. Il y a presque cinq cents ans, Montaigne expliquait déjà qu’il « se trouve plus de différence de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme ». Plus près de nous, Freud avait trouvé dans ses chiennes chows-chows les compagnes indispensa­bles des dernières années de sa vie, un pansement à ses propres souffrance­s et une présence utile lors des séances qu’il menait avec ses patients. Quant à Jacques Lacan – qui parlait d’« animal d’hommestiqu­e » –, il ne cachait pas non plus tout ce que lui apportait sa chienne Justine.

Mais ce « besoin animal » a pris une nouvelle ampleur ces dernières années, qui dit beaucoup du monde qui nous entoure et de nos propres tourments. L’animal, c’est d’abord le rappel de la nature, une réponse au besoin croissant de s’entourer du vivant, que l’on voit par ailleurs s’effondrer. C’est également une présence, une permanence, un palliatif à l’individual­isme contempora­in et un remède à l’isolement, de l’affection aussi. C’est un cadre, une routine, des ritournell­es qui rythment le quotidien, donnent un sens et aident à combattre l’absurdité d’un monde sécularisé. Autant de raisons qui permettent de comprendre comment des foyers peuvent consacrer une part importante de leur budget à leur chien ou leur chat afin d’avoir « le meilleur pour leur animal », comme d’autres veulent « le meilleur pour leur enfant ». Mais qui expliquent aussi que l’animal puisse parfois devenir le creuset de nos névroses, comme le besoin frénétique de se distinguer des autres : comment expliquer sinon le développem­ent de niches ou de laisses griffées par les grandes marques de luxe, que l’on exhibe sur les réseaux sociaux? Plus que jamais l’animal est un formidable miroir. Un miroir de l’être humain et de son époque.

L’animal, c’est une réponse au besoin croissant de s’entourer du vivant, que l’on voit par ailleurs s’effondrer.

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