Monoï et neurones
J’ai découvert sur le tard le sentiment de plénitude d’être simplement assis sur une chaise au soleil », écrivit, le 23 juillet 2022, Edgar Morin sur Twitter. Ce post suscita alors de nombreuses réponses lettrées, émues et pleines de vénération pour l’intellectuel. Quand, soudain, une femme (enfin, c’est ce que suggérait la photo de profil représentant une jeune dame en maillot de bain deux pièces faisant la roue sur la plage) répondit « Bonne bronzette M. Morin ». Elle mit en ligne à cette occasion un cliché, pris sous un parasol, laissant découvrir un paysage sans doute balnéaire, un cocktail et un charmant bout de genou.
On critique beaucoup Twitter. Sa violence, ses meutes harcelantes, ses faux comptes et son pouvoir de nuisance. Mais un échange de ce type est digne d’intérêt. Cette confrontation des genres, cet art de l’échelonnement des degrés (serait-ce ce que Barthes appelait « bathmologie » ?), cette traversée instantanée de l’univers du « bain de soleil » méritent qu’on s’y attarde. Si le choc de deux niveaux de discours est surprenant voire comique, il n’en est pas moins fécond.
Ici, on trouve les jeux vrais et sincères de l’existentiel et du monoï, de l’esprit méditant et du corps bronzant, de l’helios et du sun. Le très pascalien « simplement assis sur une chaise au soleil », par un glissement hypocoristique, devient un moment de « bronzette ». Le suffixe diminutif -ette transforme immédiatement l’image émouvante d’un penseur centenaire au soleil en instantané mignon.
Imaginons Blaise Pascal postant un sinistre « Que le coeur de l’homme est creux et plein d’ordure ». Cela entraînerait une discussion convenue. Il y aurait des insultes prévisibles de bots jésuites à zéro abonné. Et puis, soudain, « Ben alors, monsieur Pascal, un p’tit coup de Calgon ? » posté par JaneSeniste78 (sur la photo de profil, une escarpolette), assorti d’un nude pris à Port-Royal.
Serait-ce un outrage? Un contresens? Une bévue? Je ne le pense pas. Si je suis une inconditionnelle des « Pensées », une grande admiratrice du philosophe, il me semble aussi que ses écrits peuvent suggérer que Blaise n’était pas très à l’aise dans la vie ni tout à fait adepte du « be happy ».
Ce n’est pas une faute de goût d’imaginer les conséquences ou modalités pratiques d’une pensée.
De la même manière que certains passages sévères sur le divertissement m’aident à assumer mon absence de pratique sportive, il est possible que cinquante pensées successives sur la vanité du moi, si magnifiques soient-elles, disent quelque chose du caractère et de l’humeur de Pascal. Il est parfois bon de revenir au premier degré et de lire ce que l’on lit, comme on le lit.
« L’enfer, c’est les autres » : « Réveillé du mauvais pied ce matin, Jean-Paul ? »
« Je n’ai rien d’autre à vous offrir que du sang, de la peine, des larmes et de la sueur. » : « OK, Winston, j’emporte du déo ! ;) »
« Il faut cultiver notre jardin » : « Quel avis sur la bouillie bordelaise, monsieur Voltaire ? »
Certes, c’est un peu facile et convenu comme exercice. Mais c’est aussi salutaire. Et non sacrilège. Comme un hommage de la vertu à la vertu.
Ce n’est pas une faute de goût d’imaginer les modalités pratiques d’une pensée.