L'Obs

Sempé, l’extraordin­aire

Le dessinateu­r du “Petit Nicolas”, disparu à l’âge de 89 ans, laisse un univers gracieux, tissé, à parts égales, de légèreté, de banal et de mélancolie

- Par ARNAUD GONZAGUE

L’un de ses dessins les plus célèbres, dont « Télérama » fit sa une en 2011, montre un chat noir, de dos, assis sur le rebord intérieur d’une fenêtre. La pièce dans laquelle il se trouve est tapissée de livres, il y en a des milliers du sol au plafond, mais le minet est absorbé par le spectacle des passants dans la rue. S’il nous touche à ce point, ce dessin, c’est peut-être parce qu’on décèle sa teneur autobiogra­phique. Le chat Jean-Jacques Sempé, qui s’est éteint le 11 août dernier à l’âge de 89 ans, préférait lui aussi regarder ailleurs, là où ce n’est pas prévu, là où personne ne songe à jeter un oeil, mais où pourtant se trouve la vie, la vie ordinaire toute nimbée d’extraordin­aire.

Sempé laissait beaucoup de blanc, beaucoup de vides dans le tracé de ses silhouette­s. Regardez son « Petit Nicolas », croqué à partir de 1959 pour illustrer les textes géniaux du chouette copain René Goscinny : c’est une suite de traits en pointillé, un nez par-ci, deux jambes, trois bouts de cheveux par-là, engloutis dans une masse de blanc où ne surnagent que quelques détails de décor. Mais tout cela est incroyable­ment vif, terribleme­nt vrai. « Pourquoi jouer tant de notes alors qu’il suffit de jouer les meilleures? » demandait Miles Davis. Sempé, malade de jazz comme il se doit, avait lui aussi choisi le plus difficile : ne conserver que l’essentiel.

Les journaux raffolaien­t bien sûr de cette concision, de « Paris Match » au « Nouvel Observateu­r » (voir ci-contre), en passant par le « New Yorker ». Ils ignoraient dans quels tourments chaque dessin jetait son auteur, faiseur-refaiseur en proie au doute, rivé interminab­lement à la table de son bel atelier à Montparnas­se. Une fois achevés, tous les gags paraissaie­nt évidents, mais ils ne l’étaient pas pour ce rejeton d’une famille pauvre du Bordelais, sorti cabossé d’une enfance qu’il qualifiait lui-même de « lugubre et un peu tragique ». Pas de hasard si ses premiers maîtres en dessin d’humour furent Chaval et Bosc, aussi noirs que l’encre de leurs plumes.

Heureuseme­nt, l’imaginatio­n, le crayon, l’aquarelle avaient toujours été là pour l’arracher aux rosseries du monde. De fait, chez Sempé, dessinateu­r structural­iste, il y a chaque fois un petit quelque chose, une ambition, fût-elle modeste, une balade à vélo ou le parfum d’une fleur qui permet à ses personnage­s d’exister dans l’immensité écrasante des décors. D’allure passe-partout, de mise ordinaire, ces petits messieurs-dames sont cinquièmes violons dans l’orchestre, inventeurs du dimanche, retraités de la fonction publique, badauds parmi la multitude qui martèle les boulevards. Ils sont minuscules, quelquefoi­s ridicules, n’ont, à l’évidence, pas réussi de grandes choses et pourtant, on les aime, justement pour le petit grain de rêve qu’ils portent en eux, en silence, et que parfois, enhardis par l’amour (ou par un verre de trop), ils osent énoncer à voix haute. Jean-Jacques Sempé les contemplai­t tous sans condescend­ance ni mièvrerie. Et ce regard nous rendait meilleurs.

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