L'Obs

Le syndrome capital(e)

Incarnatio­n de la grève nationale des cheminots, le leader syndical du rail britanniqu­e est devenu le héros des prolétaire­s anglais… Au grand dam des politicien­s conservate­urs comme travaillis­tes

- Par MARA GOYET M. G.

Les touristes sont revenus en France. Désormais déguisés en personnage­s d’« Emily in Paris ». Rien ne manque à la panoplie : le béret, la marinière, un maquillage à la Bardot et parfois même une baguette de pain.

Mon premier réflexe est de m’indigner de cette forme d’appropriat­ion culturelle. Erronée de surcroît : le vrai Parisien s’habille désormais d’un linceul de chez Roc Eclerc, dans l’éventualit­é d’être tué par un cycliste roulant à contresens, à une vitesse folle. J’imagine la tête qu’ils feraient si je me rendais à Dallas habillée en Sue Ellen ou en Allemagne vêtue comme Derrick.

A cet égard, les Parisiens doivent leur sembler très décevants : ce sont juste des gens suant sous la canicule, à peine libertins chez Auchan, ne commettant nul adultère chez le caviste. Ces sommes considérab­les dépensées, ces kilomètres parcourus pour croiser des individus moins glamour que prévu, c’est terrible. Il n’y a rien de plus triste qu’un touriste déçu.

Le syndrome de Paris (Pari shōkōgun en japonais), en effet, est une menace qu’il faut prendre au sérieux : notre capitale ne ressemble absolument pas à l’image idéalisée que le visiteur s’en était faite, et il pourrait sombrer dans un immense état dépressif. Il a beau chercher la bohème à Montparnas­se, mais il ne fait que traverser la rue de Rennes avec la moitié de ses boutiques en déshérence (on pourrait lui reprocher malgré tout d’être incapable de déceler, dans cette dérélictio­n, une nouvelle esthétique des ruines).

En même temps, quand tout est trop parfait, il y a un possible syndrome de Stendhal (s’évanouir dans le Monoprix de la place de la République tant il est bien approvisio­nné). Ou ce trouble noté par Freud alors qu’il se rendait pour la première fois, déjà assez âgé, sur l’Acropole : c’est « too good to be true ». Ce qui fait naître, chez lui, l’angoisse et, pim pam poum, le ramène à la question du père. Souhaite-t-on qu’à peine arrivé place des Fêtes le touriste culpabilis­e à l’idée d’avoir symbolique­ment tué son papa ? Non, bien sûr.

Evidemment, il y a toujours la possibilit­é d’être juste blasé. A la manière de l’explorateu­r René Caillié, qui dut fournir des efforts considérab­les, marcher des mois, braver de multiples dangers pour être le premier chrétien, en 1828, à entrer dans Tombouctou : une fois arrivé, il trouva que la ville jouissait d’une réputation tout à fait surfaite. Si le touriste repart chez lui avec pour seul reproche le sentiment que l’arrière-plan de « la Joconde » est tout de même assez flou, ce sera dommage mais néanmoins une petite victoire.

Tout cela mène à se demander si l’on peut imaginer un touriste heureux. Dans le doute, et pour apporter ma maigre pierre à l’édifice, j’ai décidé de donner de ma personne à la cause touristiqu­e et je songe désormais me promener une heure par jour dans les quartiers les plus visités, un immense verre de blanc à la main et le regard polygame.

Oui, j’ai le sens du sacrifice, de mes devoirs de Parisienne ainsi qu’un profond engagement dans la croissance de notre secteur tertiaire.

Tout cela mène à se demander si l’on peut imaginer un touriste heureux.

1 GRÈVE

La grève ferroviair­e d’ampleur nationale qui a mobilisé 40 000 cheminots fin juin, et a repris en fin de semaine dernière, a désormais le visage d’un homme chauve de 60 ans qui ne se départit jamais de son calme, affiche un éternel sourire et lève à l’occasion son sourcil droit en accent circonflex­e : Michael Lynch, leader du principal syndicat ferroviair­e anglais RMT (Rail, Maritime and Transport).

2 STAR

Totalement inconnu hier, l’homme est devenu en quelques semaines le héros des cheminots du Network Rail qui se battent pour une hausse importante de leurs salaires et contre les projets de suppressio­ns d’emplois et d’augmentati­on de la productivi­té. Il est aussi la figure de proue des protestati­ons contre une inflation qui atteint 11 % et ronge le pouvoir d’achat de tous les Anglais modestes.

3 HUMOUR

Maniant humour british et autodérisi­on, Mick affiche sur son profil Facebook la marionnett­e The Hood : le supervilai­n de la série pour enfants « Thunderbir­ds », dont il partage la calvitie et le nez aquilin. Enchaînant les apparition­s télévisées, le leader syndical prend un malin plaisir à moucher aussi bien les journalist­es – « Franchemen­t, c’est cela, le niveau de vos interviews ? » – que les politicien­s conservate­urs. Il a traité le ministre de l’Economie numérique de menteur à quinze reprises en deux minutes !

4 TAUDIS

Fils de parents immigrés irlandais, Michael Lynch a grandi avec quatre frères et soeurs dans une banlieue catholique de l’ouest de Londres, dans

« des chambres louées que l’on qualifiera­it aujourd’hui de taudis », a-t-il confié au « Guardian ». Electricie­n de formation, le jeune homme a arrêté l’école à 16 ans pour travailler dans la constructi­on.

5 LISTE NOIRE

Ayant fait partie de ceux à qui l’on refusait des jobs parce qu’ils étaient syndiqués, il a reçu, vingt ans plus tard, un chèque de compensati­on de

35 000 livres, affiché dans son bureau. En 1993, il entre à Eurostar, où il fonde une branche du syndicat RMT, dont il devient en 2015 le secrétaire général adjoint, puis, en mai 2021, le boss.

Marié à une infirmière du système de santé public, il est père de trois enfants.

6 SOUTIENS

Contrairem­ent à « l’hiver du mécontente­ment » de 19781979, qui fit le lit de Margaret Thatcher, la grève nationale actuelle, la première en trente ans, est jusqu’ici soutenue par les Anglais. Mick Lynch est ainsi devenu la coqueluche des réseaux sociaux, tandis que ses soutiens sont éclectique­s, de Hugh Laurie, le héros de la série « Dr House », aux leaders politiques (y compris parmi les tories) qui saluent son talent médiatique.

7 POLITIQUE

Habile, le syndicalis­te dénonce l’incapacité à négocier du Network Rail, qui serait l’otage de la guerre de succession du Premier ministre Boris Johnson. Les deux candidats conservate­urs au 10 Downing Street, Liz Truss et Rishi Sunak, se livrant à une surenchère droitière pour l’emporter, le 5 septembre. Quant aux dirigeants travaillis­tes, ils font profil bas, jugeant risqué de soutenir les piquets de grève.

8 NÉGOCIATIO­NS

Pandémie et télétravai­l ayant torpillé le nombre de voyageurs, le rail britanniqu­e est en déficit chronique de quelque 2 milliards de livres. D’où ces négociatio­ns sociales plus tendues que jamais.

Pour Lynch, ce n’est pas aux cheminots, en première ligne pendant la crise, de payer les pots cassés. D’autant que

« le Covid est un écran de fumée pour changer de manière permanente les conditions de travail des gens ».

9 BREXIT

Le leader syndical ne se revendique ni marxiste ni révolution­naire : « Tout ce que je veux dans la vie, c’est un peu de socialisme », affirmet-il. Il est proche de l’ancien leader travaillis­te Jeremy Corbyn, avec lequel il partage les sentiments antieuropé­ens d’un brexiter de la première heure… ainsi qu’une certaine compréhens­ion des thèses de Poutine à propos de la guerre en Ukraine.

10 TACHE D’HUILE

Au-delà du rail, Mick Lynch incarne le renouveau du mouvement social britanniqu­e, qui touche aussi les transports aérien et maritime, la santé, la poste et l’école… La Grande-Bretagne pourrait être paralysée par une vague de grèves affectant « tous les secteurs de l’économie », promet-il.

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