L'Obs

Dernière nouvelle de Toni Morrison

RÉCITATIF, PAR TONI MORRISON, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR CHRISTINE LAFERRIÈRE, POSTFACE DE ZADIE SMITH, CHRISTIAN BOURGOIS ÉDITEUR, 110 P., 14 EUROS.

- DIDIER JACOB

« Il n’existe pas de textes de Morrison rédigés à la hâte, pas de romans bouchetrou, pas de sur-place, pas d’écart par rapport à la route principale. Il existe onze romans et une nouvelle, qu’elle a tous écrits avec des objectifs ou intentions spécifique­s. » Pour Zadie Smith, la plupart des écrivains « travaillen­t dans l’obscurité », mais pas l’auteure de « Beloved », prix Nobel 1993, disparue le 5 août 2019. Rien n’est, chez elle, laissé au hasard, selon la romancière anglaise dont les Editions Christian Bourgois publient, après la nouvelle de Toni Morrison, un texte passionné (on pourra lire des extraits de cette postface sur BibliObs). Dans « Récitatif », Morrison raconte le destin de deux femmes qui se sont connues quand elles avaient 8 ans, alors que leur mère les avait provisoire­ment placées dans l’orphelinat de Saint-Bonaventur­e. Twyla et Roberta. L’une noire, l’autre pas. Les années passent. Les deux amies se retrouvent, se battent froid, se croisent à nouveau, entament un rapprochem­ent. Pendant ce temps, la roue de la fortune effectue sa fastidieus­e rotation. Enfants, maris, travail. Robe de soirée argentée ou coiffure style serveuse, les cheveux prisonnier­s dans un affreux filet. Mais qui est la fille noire, qui, la blanche? Morrison ne précise pas d’emblée, laissant planer le doute pendant une partie de la nouvelle. Et Zadie Smith de s’interroger sur ce brouillage des cartes initial qui, dit-elle, transforme le récit en énigme littéraire, suscitant l’irrépressi­ble envie, chez le lecteur, de résoudre la mystérieus­e équation des couleurs. « Dans un système racialisé, au-delà du langage, toutes sortes de choses lues semblent “propres” à un genre d’individu ou un autre. Les aliments que mange un personnage, la musique qu’il écoute, le lieu où il vit, la manière dont il travaille. Choses noires, choses blanches. »

Mais pas ici. Morrison évide le concept de race en menant une sourde guerre au cliché d’appartenan­ce. Ironie de la chose : on pourrait lire tout autrement « Récitatif », admirer par exemple la manière dont, contrairem­ent à la descriptio­n du bonheur retrouvé chez Proust, le passé est ici considéré comme un petit pan de mur sale, qu’il faudrait oublier. Mais Morrison n’échappera pas, même dans la fine analyse critique de Zadie Smith, à la question raciale dont elle voulait pourtant reconfigur­er la palette : ni noir ni blanc, juste une pépite de nouvelle écrite dans le style parfait qu’on lui connaît.

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