L'Obs

LA PARENTHÈSE ENCHANTÉE

Auteur d’un livre consacré à Maurice Pialat, le critique Jérôme Momcilovic décrypte pour “TéléObs” la beauté solaire de “la Maison des bois”, seule et unique série tournée par le cinéaste de “Loulou” et “Van Gogh”.

- Propos recueillis par Guillaume Loison Le jeune acteur Hervé Lévy.

C’est avec « Miami Vice », en couverture de notre précédent numéro, que notre auscultati­on estivale des grandes séries de l’histoire devait s’achever. Mais, plutôt que de basculer avec le reste du monde dans le tumulte des nouveautés de la rentrée, nous ne résistons pas à prolonger le plaisir de dépoussiér­er les pépites du passé. Signée Maurice Pialat, « la Maison des bois » a les atours d’un petit miracle. Diffusé fin 1971 sur Antenne 2, l’unique feuilleton télévisé jamais tourné par l’auteur de « la Gueule ouverte » est la chronique joyeuse et délicate d’un refuge pour petits Parisiens esseulés, envoyés à la campagne pour échapper aux tourments de la guerre de 14-18. Le critique Jérôme Momcilovic, qui a signé l’an dernier le remarquabl­e essai « Maurice Pialat. La main, les yeux » (éditions Capricci), en livre les clés et les secrets de fabricatio­n.

Dans quelles circonstan­ces un cinéaste aussi exigeant et marginal que Maurice Pialat se retrouve-t-il aux commandes d’un feuilleton télé familial comme « la Maison des bois » ?

Jérôme Momcilovic. En 1968, il vient de tourner « l’Enfance nue », son premier longmétrag­e, qui est salué par la critique mais fait très peu d’entrées. Pialat rumine déjà son retard sur les cinéastes de sa génération (en gros, ceux de la Nouvelle Vague) qui ont démarré leur carrière avant lui. Il n’a pas beaucoup d’argent. C’est à ce moment qu’Yves Laumet, adjoint du responsabl­e des programmes d’Antenne 2, vient le chercher. Laumet possède une grande sensibilit­é cinéphile, il vient de produire pour l’ORTF « le Petit Théâtre de Jean Renoir » (1970) et « Du côté d’Orouët » (1969), de Jacques Rozier. Le projet de « la Maison des bois » est déjà bien avancé : il a été écrit par un scénariste chevronné, René Wheeler, au profil très académique, qui ambitionna­it au départ de tourner lui-même le feuilleton dans les standards de l’ORTF. Pialat accepte d’en prendre les rênes, à condition de refaçonner le scénario. C’est surtout Arlette Langmann, la soeur de Claude Berri, qui partage alors sa vie, qui va se charger de remanier le script. L’opération commence deux semaines avant le tournage et se prolongera sur le plateau.

D’où la part importante dévolue à l’improvisat­ion, palpable à l’écran.

A l’époque, c’est évidemment hors du commun dans les usages de la télévision. Pialat commence à tourner le scénario, et puis soudain, il est tellement heureux de filmer les enfants qu’il fait durer le plaisir. Il détourne une commande a priori assez rigide en objet très buissonnie­r. Rompus à la télé traditionn­elle, les technicien­s sont sacrément déroutés par cette approche. Beaucoup d’entre eux vont très vite abandonner le tournage.

La production devait pourtant savoir à quoi s’attendre en l’engageant, non ?

Maurice Pialat a toujours entretenu des relations orageuses avec les technicien­s. Il était extrêmemen­t dur avec eux, il les haïssait même. Pour une raison précise : le noyau dur du métier (machinos, électros), syndiqué, tenait à faire ses heures dans les règles. Pialat détestait la lourdeur de la machine cinéma. Quand il tournait, il passait son temps avec les gamins, les petits vieux du coin, à qui il octroyait un peu de figuration… Il se tient au plus loin des technicien­s. Pour « la Maison des bois », son assistant, Bernard Dubois, a tenu un rôle crucial en faisant le tampon entre lui et l’équipe.

Pialat a néanmoins considéré « la Maison des bois» comme le seul tournage heureux de sa carrière.

Oui, mais ce souvenir est à reconsidér­er à l’aune de ses sautes d’humeur. Il était surtout en bons termes avec les enfants et les petits vieux de la série, éventuelle­ment avec Arlette Langmann (ce qui ne l’empêchait pas d’engager des disputes homériques avec elle). Il ne faut pas négliger non plus la proximité dans le temps avec « l’Enfance nue », sa précédente expérience de mise en scène, qui s’est déroulée dans un contexte beaucoup plus aride. D’ailleurs, « la Maison des bois » peut se voir comme un remake heureux de « l’Enfance nue » : il s’agit à nouveau de gamins abandonnés par leurs parents, recueillis par un vieux couple aimant. Seulement, le tournage de la série est plus léger, les moyens, plus abondants, l’emploi du temps de Pialat, plus confortabl­e. Son style est aussi plus débridé que jamais : il a souvent recours au zoom, à toutes sortes d’échelles de plan, alors que ses films suivants vont obéir à une mise en scène plus stricte, à des choix plus radicaux.

On est surtout frappé par la drôlerie des premiers épisodes, qui témoignent d’une aisance assez surprenant­e de Pialat dans l’art du burlesque. A-t-il eu des projets avortés de comédie ?

Non, mais avant de faire « L’amour existe » (1960), le second court-métrage profession­nel qui le distingue, il a tourné une poignée de courts-métrages amateurs. A ce moment, il s’essaie un peu à tout : un film fantastiqu­e, un film burlesque dans l’esprit de Max Linder, dans lequel il joue. Pialat a toujours dit qu’il était devenu cinéaste non pas sur un malentendu, mais presque par hasard. L’enquête sur les familles d’accueil de gamins abandonnés qui sert de base à « l’Enfance nue » est un choc émotionnel qui va déterminer son oeuvre à venir. Mais « la Maison des bois » est une commande. C’est un pas de côté qui l’aide en quelque sorte à se libérer de lui-même.

Le choix de Pierre Doris, comique franchouil­lard, dans le rôle central de Papa Albert est assez savoureux. C’est le sien ?

C’est au départ une suggestion de la production. Le cinéaste accepte de l’auditionne­r et valide. Dans une interview, on lui fait remarquer que Doris est très émouvant, à contre-emploi. Réponse géniale de Pialat : « Doris est à contre-emploi dans la plupart de ses rôles… »

Pialat l’utilise un peu comme Jean Yanne dans « Nous ne vieilliron­s pas ensemble » : il exploite sa veine de bon bougre (comme celle du râleur pour Yanne), puis la détourne.

Sauf qu’avec Jean Yanne, ça confine à la torture. Yanne détestait son personnage. Pialat va le chercher contre lui-même. C’est de le malmener ainsi qui rend sa performanc­e si belle. L’acteur a beau être génial dans les films de Chabrol, on sent un effet de compositio­n qu’on peut attendre de lui, alors qu’avec Pialat il est littéralem­ent bousculé.

Le cinéaste tient lui-même le rôle de l’instituteu­r. Dans la première grande scène de la série, on dirait qu’il fait passer un casting, qu’il sélectionn­e les personnage­s et les enfants.

Exactement. Il refera le même coup avec « A nos amours », en incarnant le père de Sandrine Bonnaire. Dans le cadre très classique de « la Maison des bois », il a des gestes très modernes, comme celui de diriger les acteurs de l’intérieur. Dans son rêve de cinéma, l’enfant est l’acteur idéal. Parce qu’il n’a pas de technique, n’a pas assimilé les codes du théâtre ni les contrainte­s de la grosse machine cinéma.

Lors de sa diffusion, en 1971, « la Maison des bois » est un grand succès d’audience.

A l’exception du dernier épisode, un épilogue très douloureux. Jusque-là, c’était une belle série, certes tragique, cernée par la mort, mais qui charriait de la joie, de la vie. Et puis, soudain, on est vraiment dans les limbes. La maison est comme un havre, un refuge, il faut marcher longtemps pour y accéder. Cette distance n’a l’air de rien, mais elle tiendrait presque de la signature fantastiqu­e. Comme ce finale qui sonne comme un regret ou comme l’hypothèse que le souvenir heureux de l’enfant n’a sans doute jamais existé. Sa femme, Sylvie, m’a dit que « Maurice croyait aux fantômes. Il regardait sous le lit avant de se coucher ». ■

“DANS SON RÊVE DE CINÉMA, L’ENFANT EST L’ACTEUR IDÉAL. PARCE QU’IL N’A PAS DE TECHNIQUE, N’A PAS ASSIMILÉ LES CODES.”

« Je suis venu avec Mora. » Ce sont les premiers mots de Lahcen Tighanimin­e à sa fille Mariame (photo), sociologue – c’est elle qui guide le film, traduit les paroles recueillie­s et porte la voix off en français et en berbère –, qui l’interroge sur son parcours d’immigré dont le destin fut scellé un jour de 1963 à Taliouine, au Maroc. Cet hiver-là, Félix Mora, chef de la main-d’oeuvre des Houillères, sillonne les villages du Souss. Comme partout ailleurs dans le royaume, les jeunes, pour la plupart fils de paysans, se précipiten­t, candidats à l’exil attirés par le mirage d’une vie qu’ils espèrent meilleure qu’au bled. Dans les années 1960-70, loin, très loin du Sud marocain, les mines du Pas-de-Calais et de Lorraine peinent à trouver des volontaire­s pour descendre au fond. Particuliè­rement dur, le travail est aussi mal payé. D’où ce recrutemen­t au coeur de l’ancien protectora­t.

Ancien militaire doté d’une bonne connaissan­ce du terrain, Félix Mora est un chasseur de têtes du genre expéditif. « Pas d’entretien, du muscle », expliquera-t-il lui-même dans un reportage d’Antenne 2. Lahcen n’est pas très costaud et n’a que 15 ans – trop jeune pour partir, mais la sélection ne dépend que d’un seul homme et laisse quelques trous dans la raquette. Il parvient à passer la première étape et, muni de l’attestatio­n préalable du chef du village, est envoyé à Agadir pour la visite médicale pendant laquelle il tombe dans les pommes. Dans le film d’Ariane Chemin et Frédéric Laffont, le retraité grisonnant de 73 ans, aujourd’hui installé à Mantes-la-Jolie où il a fondé une famille dont on devine, à la fin du documentai­re, la réussite exemplaire, se souvient des paroles du recruteur (« N’aie pas peur ») et d’avoir été envoyé à Inezgane faire des photos d’identité qu’il a dû payer de sa poche. Après sa sélection, Lahcen – tout comme les sept autres témoins de ce film émouvant et nécessaire – n’a plus jamais croisé Mora. Selon le géographe Mohammed Charef, spécialist­e des migrations, entre 80 000 et 120 000 jeunes Marocains seraient littéralem­ent « passés entre les mains » du recruteur entre 1960 et 1980. Sa méthode ? « Il tendait la main, raconte l’un d’eux, pas pour dire bonjour, mais pour éprouver sa solidité », examinait les corps, faisait poireauter les recrues au soleil pour tester leur endurance et finissait par apposer directemen­t sur leur torse un tampon, vert pour les sélectionn­és, rouge pour les recalés. Lorsque Mariame l’interroge sur la violence des pratiques de cet homme qualifié de « négrier des Houillères » par une historienn­e, Lahcen coupe court : « Tu n’es pas contente d’être ici ? » Pour le vieil homme parti vers l’inconnu un jour de 1963 et qui a fini par construire sa vie en France, comme pour les autres, l’heure n’est pas à la victimisat­ion ou au débat identitair­e. C’est le choix d’une vie, un point c’est tout.

C’est lors d’un reportage à Trappes, dans les Yvelines, qu’Ariane Chemin, grand reporter au « Monde » et coautrice du film, a entendu parler de Mora pour la première fois. « On connaît mal l’histoire de l’immigratio­n maghrébine. Elle est le fruit, jusqu’en 1978, d’un projet d’Etat. Paris encouragea­it ces recrutemen­ts dans le cadre d’une politique d’immigratio­n voulue et choisie qui a largement contribué au boom des Trente Glorieuses », précise la journalist­e. Lancée sur les traces de cet homme décédé en 1995, elle publie dans le quotidien, en 2020, une passionnan­te enquête en deux volets intitulée « Félix Mora, sergent-recruteur des Trente Glorieuses » qui révèle, entre autres, le processus de sélection des Marocains destinés aux mines françaises, les relations de Mora avec les gouverneur­s et les caïds locaux, sa collaborat­ion avec les autorités marocaines qui fournissai­ent des sacs entiers de passeports, la validation des visas par l’ambassade de France à Rabat et celle des contrats de travail par l’Office national de l’Immigratio­n.

Dans ce documentai­re inspiré de l’enquête, Frédéric Laffont a pris le parti de réduire

Mora à une ombre pour se focaliser sur les témoignage­s de huit travailleu­rs marocains. Tous racontent avec lucidité les étapes de ces existences finalement si peu ordinaires et qui dessinent un pan méconnu de l’histoire de l’immigratio­n française indispensa­ble à notre mémoire collective. Sans pathos, ces hommes dignes détaillent la terrible traversée de la Méditerran­ée sur le paquebot « Lyautey » – deux jours et trois nuits à fond de cale, les nausées, le mal de tête et le sandwich « offert » dans le port de Marseille –, le transfert interminab­le en car vers le Nord et la Lorraine avec, à l’arrivée, les deux grandes inconnues que sont pour eux la neige et la langue française. Puis la terreur des premières descentes au puits.

Exilés parmi les exilés – Polonais, Italiens ou Espagnols –, ils prennent vite conscience de leur différence. Variables d’ajustement aux besoins de la production, ils sont moins bien payés et dotés de contrats précaires qui les empêchent de s’installer durablemen­t. Certains comme Lahcen devront retourner deux ou trois fois au Maroc avant de pouvoir envisager une vie plus stable en France avec le regroupeme­nt familial. Mais dans les années 1980, nouveau désarroi : les mines ferment une à une, et ils vont devoir quitter cette « société » finalement chaleureus­e pour le travail à la chaîne dans l’industrie automobile. A leurs regards parfois suspendus, on devine quelles douloureus­es batailles intérieure­s ont dû accompagne­r ces hommes courageux tout au long de leur vie, entre l’ici et l’ailleurs. « On a passé tout ça parce qu’on a pensé à la vie devant nous », dit joliment l’un d’eux… ■

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Une chronique délicate de la vie de petits Parisiens accueillis à la campagne pendant la Grande Guerre.
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