ROME, VILLE OUVERTE
Série documentaire en trois volets de Jamie Crawford, “Woodstock 99” dissèque les causes et les conséquences de ce festival raté qui, par sa violence, tua symboliquement l’hégémonie culturelle du rock’n’roll.
« Chaos d’anthologie » : le nom de cette collection naissante de séries documentaires ne fait pas de mystère quant à la plénitude pour le moins relative qui a transpiré de la dernière édition d’un concert griffé Woodstock, organisé du 22 au 25 juillet 1999 dans la bourgade de Rome, dans l’Etat de New York. Le réalisateur anglais Jamie Crawford confirme ses intentions dès l’ouverture, via des images d’archives montrant le site au lendemain de l’événement. On y voit un territoire désolé, jonché d’ordures, de structures métalliques tordues et de poussières calcinées pendant que le filmeur qui quadrille ce no man’s land dit tout haut sa consternation. Reste à savoir comment on en est arrivé là.
En trois épisodes riches en images chocs et en témoignages croustillants, Crawford va remonter le temps, convoquer une pléiade d’acteurs de cette catastrophe plus ou moins annoncée, disséquer ses moments de bascule pour brosser une vue d’ensemble au laser, pointer les responsabilités de chacun. La démarche n’est pas sans rappeler « Dangers dans le ciel », série télé bien connue des insomniaques. En lieu et place d’une tragédie aérienne : le crash d’un concert géant mal ficelé, anachronique, coincé entre les souvenirs béats d’ex-babas cool devenus entrepreneurs et le consumérisme triomphant d’une jeunesse chauffée à blanc, plus prête à en découdre qu’à communier dans la paix et l’amour.
On n’entrera pas ici dans le détail des mille défaillances ayant conduit à flinguer le peu d’idéaux des sixties qui restaient encore debout : le plaisir du spectateur consiste en grande partie à grignoter une à une les anecdotes affligeantes distillées par la série. Tout juste vous mettra-t-on en appétit en dévoilant deux catalyseurs de cette triste bérézina socioculturelle. D’abord, le choix du lieu du concert : après les verts pâturages de la ferme laitière de Max Yasgur en 1969, les organisateurs (les mêmes !) optent pour une base militaire désaffectée, asphaltée de pied en cap (bonjour le symbole), prisée pour sa large ceinture de barbelés, repoussoir idéal pour qui voudrait s’amuser à resquiller. De là découle le deuxième facteur aggravant : une obsession du fric qui pousse les promoteurs à sponsoriser l’événement avec une escouade de marques (lesquelles fixent des tarifs stratosphériques s’agissant des biens de consommation basiques destinés aux festivaliers) ou à pratiquer des économies budgétaires inconséquentes (en premier lieu sur la sécurité).
Woodstock 1999 ne se limite pas, hélas, à une succession de dysfonctionnements ou d’erreurs opérationnelles. Il signe surtout la fin de l’âge d’or du rock’n’roll, genre musical encore dominant mais qui va s’éparpiller façon puzzle dès la décennie suivante. Il faut voir les principales têtes d’affiche de cette édition maudite pour se convaincre que peu d’entre elles occupent aujourd’hui une place de choix dans l’histoire – on pense très fort aux pétards mouillés Korn et Limp Bizkit, deux formations attendues comme le messie en cette triste fin de siècle, dont il ne reste musicalement plus une trace. Plus grave, les débordements de Woodstock 1999, marqué non seulement par la violence de masse mais aussi par le traitement sordide réservé aux femmes (kyrielle d’attouchements et même quelques viols), vont exacerber, vingt ans avant #MeToo, les pires élans virilistes du rock.