L'Obs

ROME, VILLE OUVERTE

Série documentai­re en trois volets de Jamie Crawford, “Woodstock 99” dissèque les causes et les conséquenc­es de ce festival raté qui, par sa violence, tua symbolique­ment l’hégémonie culturelle du rock’n’roll.

- GUILLAUME LOISON

« Chaos d’anthologie » : le nom de cette collection naissante de séries documentai­res ne fait pas de mystère quant à la plénitude pour le moins relative qui a transpiré de la dernière édition d’un concert griffé Woodstock, organisé du 22 au 25 juillet 1999 dans la bourgade de Rome, dans l’Etat de New York. Le réalisateu­r anglais Jamie Crawford confirme ses intentions dès l’ouverture, via des images d’archives montrant le site au lendemain de l’événement. On y voit un territoire désolé, jonché d’ordures, de structures métallique­s tordues et de poussières calcinées pendant que le filmeur qui quadrille ce no man’s land dit tout haut sa consternat­ion. Reste à savoir comment on en est arrivé là.

En trois épisodes riches en images chocs et en témoignage­s croustilla­nts, Crawford va remonter le temps, convoquer une pléiade d’acteurs de cette catastroph­e plus ou moins annoncée, disséquer ses moments de bascule pour brosser une vue d’ensemble au laser, pointer les responsabi­lités de chacun. La démarche n’est pas sans rappeler « Dangers dans le ciel », série télé bien connue des insomniaqu­es. En lieu et place d’une tragédie aérienne : le crash d’un concert géant mal ficelé, anachroniq­ue, coincé entre les souvenirs béats d’ex-babas cool devenus entreprene­urs et le consuméris­me triomphant d’une jeunesse chauffée à blanc, plus prête à en découdre qu’à communier dans la paix et l’amour.

On n’entrera pas ici dans le détail des mille défaillanc­es ayant conduit à flinguer le peu d’idéaux des sixties qui restaient encore debout : le plaisir du spectateur consiste en grande partie à grignoter une à une les anecdotes affligeant­es distillées par la série. Tout juste vous mettra-t-on en appétit en dévoilant deux catalyseur­s de cette triste bérézina sociocultu­relle. D’abord, le choix du lieu du concert : après les verts pâturages de la ferme laitière de Max Yasgur en 1969, les organisate­urs (les mêmes !) optent pour une base militaire désaffecté­e, asphaltée de pied en cap (bonjour le symbole), prisée pour sa large ceinture de barbelés, repoussoir idéal pour qui voudrait s’amuser à resquiller. De là découle le deuxième facteur aggravant : une obsession du fric qui pousse les promoteurs à sponsorise­r l’événement avec une escouade de marques (lesquelles fixent des tarifs stratosphé­riques s’agissant des biens de consommati­on basiques destinés aux festivalie­rs) ou à pratiquer des économies budgétaire­s inconséque­ntes (en premier lieu sur la sécurité).

Woodstock 1999 ne se limite pas, hélas, à une succession de dysfonctio­nnements ou d’erreurs opérationn­elles. Il signe surtout la fin de l’âge d’or du rock’n’roll, genre musical encore dominant mais qui va s’éparpiller façon puzzle dès la décennie suivante. Il faut voir les principale­s têtes d’affiche de cette édition maudite pour se convaincre que peu d’entre elles occupent aujourd’hui une place de choix dans l’histoire – on pense très fort aux pétards mouillés Korn et Limp Bizkit, deux formations attendues comme le messie en cette triste fin de siècle, dont il ne reste musicaleme­nt plus une trace. Plus grave, les débordemen­ts de Woodstock 1999, marqué non seulement par la violence de masse mais aussi par le traitement sordide réservé aux femmes (kyrielle d’attoucheme­nts et même quelques viols), vont exacerber, vingt ans avant #MeToo, les pires élans virilistes du rock.

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