L'Obs

Extension du domaine de Despentes

- Par GRÉGOIRE LEMÉNAGER Directeur adjoint de la rédaction G. L.

ll y aura peut-être un jour une thèse à écrire sur l’année 1994, celle où, à l’époque du génocide au Rwanda, de l’ouverture du tunnel sous la Manche et du suicide de Kurt Cobain, la France allait bientôt voter sans passion pour Edouard Balladur, Lionel Jospin et Jacques Chirac. Cette année-là paraissaie­nt, chez des éditeurs indépendan­ts, deux premiers romans dont la radicalité désespérée n’avait pas fini de faire parler. L’un racontait la misère sexuelle de l’homme blanc au temps du capitalism­e; l’autre, la dérive sanglante de deux jeunes femmes révoltées par la société moderne et son machisme millénaire. Le premier était « Extension du domaine de la lutte » de Michel Houellebec­q. Le second, « Baise-moi » de Virginie Despentes.

Près de trente ans plus tard, Houellebec­q est toujours là. Despentes aussi, qui publie sous un titre choc, « Cher connard » (Grasset), un roman épistolair­e promis à un beau succès. Cette punk-là, devenue lauréate du prix Renaudot le jour où Houellebec­q décrochait le Goncourt 2010, est bien l’autre rock star de la littératur­e française. Capable elle aussi de toucher un vaste lectorat en radiograph­iant les désillusio­ns de notre époque, comme avec la trilogie « Vernon Subutex » (1,5 million d’exemplaire­s), mais également d’électriser le débat public en prenant, sur un ton imprécatoi­re de gangsta-rappeuse, des positions particuliè­rement tranchées. La fameuse tribune « Désormais on se lève et on se barre », quand Adèle Haenel avait quitté les César 2020 pour protester contre le sacre de Roman Polanski, c’était signé Virginie Despentes. Et bien des gens n’ont toujours pas compris, ni digéré, que la romancière d’« Apocalypse bébé » ait publié au lendemain de la tuerie de « Charlie Hebdo » un texte qui semblait considérer les assassins comme les représenta­nts malgré eux, sinon les victimes, d’une masculinit­é obsédée par les armes.

Despentes à la une de « l’Obs » ? Comme Houellebec­q, elle a fait du chemin depuis 1994. Mais pas le même, raconte le grand portrait très détaillé que nous publions cette semaine. Aux antipodes de l’auteur de « Soumission », que les milieux réactionna­ires se sont mis à vénérer comme un prophète, la romancière des « Chiennes savantes » s’est imposée comme une icône du renouveau féministe dans ce qu’il a de plus combatif. Le fait est, comme l’explique ici l’historienn­e Florence Rochefort, qu’elle y a bien joué un rôle majeur et précurseur, notamment avec un bref essai, « King Kong Théorie », où elle se présentait en 2006 comme une « prolotte de la féminité ». Un bréviaire serré comme un poing contre le patriarcat, mais qui était tout sauf opportunis­te, tant son appel à « la révolution féministe » paraissait, alors, appartenir au passé. C’était le contraire : une bombe à mèche lente, qui devait nourrir toute une génération pour accompagne­r, une dizaine d’années plus tard, la déflagrati­on #MeToo.

En publiant ces jours-ci un titre comme « Cher connard », Virginie Despentes sait très bien ce qu’elle fait. Elle joue avec le cliché de la grande émasculatr­ice misandre que certains aiment lui coller sur le dos. Ceux-là feraient bien de la lire avant de tomber dans le panneau. Car Despentes, force tranquille et puissance indépendan­te, s’incarne ici à la fois dans une diva du cinéma qui a été accro aux bad boys et à la drogue, une jeune féministe en colère qui s’exprime sans retenue sur internet, et même dans le romancier à la ramasse que cette militante accuse de harcèlemen­t. A lui comme aux deux autres, comme elle avait si bien su le faire dans « Vernon Subutex », Despentes offre généreusem­ent un style rugueux et direct qui n’interdit pas la nuance. Façon de rappeler, en romancière, qu’on peut lutter résolument contre la domination masculine et garder beaucoup de choses en commun avec certains garçons. Sans rien renier de ses engagement­s antérieurs, son roman à trois voix est surtout fait pour prendre de la hau teur, et appeler à un dépassemen­t de la guerre des sexes en prônant les vertus du dialogue et de l’empathie. Là aussi, Virginie Despentes pourrait bien être en avance de quelques cases sur tous ceux et toutes celles qui tiennent à s’enfermer dans des identités, des corps, ou des postures idéologiqu­es trop sûres d’elles-mêmes.

Elle joue avec le cliché de la grande émasculatr­ice misandre que certains aiment lui coller sur le dos.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France