Elle a dit qu’on arrivait “au bout”
Comme chaque semaine depuis une dizaine d’années, je m’allonge sur le même tissu patchwork d’un petit lit de jour unepersonne. Devant la même bibliothèque : Arendt, Derrida, Racamier. Triptyque gagnant pour inconscient. A mes pieds, une poupée : c’est Freud en costume trois-pièces, lunettes sur le nez (véridique). Entre les séances « grande révélation » ( j’en compte une et c’est déjà beaucoup) et celles où j’ai cru perdre mon temps, je n’ai pas vu la décennie passer. Au-dessus de mon crâne, comme un point sur mon « i », ma psychanalyste – que j’appelle Sarah Jessica Parker pour son panache et son dressing – soupire dans un langage que j’ai appris à déchi rer avec les années. Oui, j’ai de la chance, j’ai une psy parlante. Un jour, elle a dit qu’on arrivait « au bout ». « Ah bon ? Vous croyez ? » j’ai répondu en me demandant si elle ne voulait pas plutôt dire qu’elle était « à bout ». J’en ai conclu que le travail n’était clairement pas terminé. Je lui ai demandé : « Pourquoi ? » Elle a dit : « Parce que vous allez bien. » J’ai répondu : « Ah bon ? Vous croyez ? » J’ai pensé que j’étais peut-être en train d’être diplômée et non pas de me faire larguer. Alors, j’ai imaginé ma vie sans. Pas facile. Nos rendez-vous étaient devenus la ligne la plus intéressante de mon CV. Je travaille quand même dans une entreprise où il est tout à fait normal de dire « désolée, je file, j’ai psy », à 11 heures un mardi.
Je me suis dit que je pouvais toujours « en prendre une autre ». Pour rebondir. Après tout, j’avais déjà été voir ailleurs, c’était une relation polyanalytique.
Elle a dû voir dans mes cheveux que je paniquais, parce qu’elle a dit : « On peut passer à une fois par mois. » J’ai compris qu’on allait faire ça en douceur : elle est lacanienne, mais elle reste humaine.