L'Obs

Du vin dans la ville

Les chais urbains s’installent dans toute la France : Marseille, Montreuil, Lyon, Nantes, Bordeaux, Angers, Sète… Décryptage d’une nouvelle tendance viticole

- Par RACHELLE LEMOINE et ZAZIE TAVITIAN

Faire du vin en ville ? Cela n’est pas nouveau : dès le xviie siècle, certains ports commerciau­x ont été de hauts lieux de production viticole. Le chercheur Stéphane Le Bras explique par exemple qu’à Sète, grand port de négoce et d’exportatio­n de vins, on fabriquait « des “vins spéciaux” d’imitation » du style bordelais ou bourguigno­n (1) . Plus à l’ouest, à Bordeaux, le quartier des Chartrons, qui donne sur le cours du Médoc, était au xixe siècle une grande place de marché avec de nombreux chais d’où l’on faisait rouler directemen­t les tonneaux jusqu’aux bateaux.

D’un siècle, l’autre… Après avoir quitté les villes pour se rapprocher de leurs exploitati­ons, des vignerons s’y réinstalle­nt. Un phénomène récent qui suit une tendance lancée aux Etats Unis – pourtant sans tradition viticole séculaire –, où les premiers chais urbains ont ouvert au début des années 2000. Brasseries, champignon­nières, fromagerie­s : à une époque où les consommate­urs demandent du local et de la transparen­ce, et où une grande partie de la population habite en ville, les vignerons suivent le mouvement et se réimplante­nt dans les grandes cités. Et comme les autres artisans, ils sont confrontés à des questions de prix du loyer, d’espaces exigus, de transport des matières premières ou encore de traitement des déchets.

La Winerie parisienne a commencé à vinifier ses vins en 2016 dans le 11e arrondisse­ment de la capitale, avant de déménager dans un chai bien plus grand à Montreuil, dans la proche banlieue. Si les trois associés ont produit leurs premières cuvées à partir de raisins venus de toute la France, leurs vins sont essentiell­ement vendus à Paris. A Sète, le chai Uva ne travaille qu’avec des raisins de vignerons bio, implantés en grande majorité à moins de 100 kilomètres, mais exporte 70 % de sa production, notamment en Asie, tandis qu’à Bordeaux Les Chais du port de la Lune collaboren­t avec une douzaine de vignerons à travers la France et vendent leur vin à parts égales dans la région bordelaise, en national et à l’export.

Pourquoi produire dans la ville, avec ses contrainte­s, si le raisin vient de loin ou est exporté au bout du monde ? Pour Julien Brustis, de la Winerie parisienne, « le but n’est pas de prétendre à un bilan carbone neutre, mais de produire un vin créatif avec des mélanges de cépages inattendus, à l’image de la diversité culinaire parisienne ». La Winerie a aussi lancé il y a quatre ans son vignoble, La Bouche du Roi, à Davron, dans les Yvelines, dans le but de recréer une production viticole francilien­ne.

Pablo Siranossia­n, du chai sétois Uva, rappelle que lorsqu’on s’installe il est parfois plus facile de vendre aux exportateu­rs curieux et prêts à s’engager sur une grosse partie de la production. A Bordeaux, Laurent Bordes, des Chais du port de la Lune, vante la dimension patrimonia­le et l’envie de réintrodui­re de la production en ville. Tous cherchent à trouver un modèle économique stable : entre production pure, visite de la cave ou privatisat­ion des lieux. Un équilibre encore parfois difficile à trouver.

(1) « Sète et le négoce des vins, de l’ivresse à l’oubli », in « le Patrimoine » n° 52, printemps 2018 (Editions Midi-Pyrénéenne­s).

LES CHAIS DU PORT DE LA LUNE : DU BIO DANS UN BUNKER BORDELAIS

Faire du vin dans un bunker construit par les Allemands lors de la Seconde Guerre mondiale, c’est le projet un peu fou qu’a entrepris Laurent Bordes en montant le premier chai urbain bordelais, en 2018, dans un ancien blockhaus réhabilité du quartier Bacalan. Le vigneron travaille dans le vin depuis une quinzaine d’années, dont deux passées en Californie

« où l’achat et le transport de raisin sont complèteme­nt démocratis­és », ce qui lui a donné envie de tenter l’expérience française. « Je voulais rester vivre à Bordeaux, mais acheter une propriété ici c’est très cher, je me suis dit : “Pourquoi pas acheter du raisin et vinifier sur place ?” »

Dans sa forteresse de 200 mètres carrés, Laurent Bordes vinifie le raisin d’une

« douzaine de cultivateu­rs d’une dizaine de régions viticoles, tous en bio ou, a minima, en conversion. Tous les vins sont vinifiés en levures indigènes et sans intrants chimiques, hormis une minuscule dose de sulfites sur les blancs à la mise en bouteille ». L’exploitant ne s’embarrasse pas de la tradition ronronnant­e des crus bordelais et s’amuse à inventer des assemblage­s entre raisins de di érentes régions, comme ce Choeur 2020, rouge à l’assemblage bordelais classique (merlot et cabernet franc) complété avec de la syrah du sud de la France. Il développe aussi une partie de sa gamme vinifiée entièremen­t avec des raisins locaux pour soutenir la région.

Récemment, ce vigneron passionné a repris un ancien chai dans le quartier historique des Chartrons pour y stocker ses bouteilles et réhabilite­r la partie souterrain­e destinée aux barriques en dormance depuis cinquante ans.

UVA, LE CHAI SÉTOIS : DES VINS DE L’HÉRAULT 100 % NATURELS

Mathilde Bayle est arlésienne, Pablo Siranossia­n, québécois : le couple a d’abord travaillé dans la restaurati­on à Montréal, où ils ont découvert le vin naturel, avant de monter un food-truck à Berlin, de tenir la paillote d’un camping à Marseillan, pour enfin finir par poser leurs valises à Sète avec l’envie de faire du vin.

Pour bien roder leur projet, ils passent d’abord une année à travailler à la vigne chez des amis vignerons de l’Hérault. Deuxième étape : trouver un local en ville pour faire du négoce, près de leur lieu d’habitation. Ce sera une ancienne église évangéliqu­e, un bloc carré blanc neutre de 100 mètres carrés au sol, plus 20 mètres carrés en mezzanine, qui va accueillir leurs premières cuvées en 2022.

Quatre-vingt-dix pour cent de leurs raisins viennent de vignerons bio de l’Hérault. Le couple vendange lui-même avant de rapporter le raisin en ville, puis presse la moitié des raisins et laisse l’autre macérer dans les jus. Une façon de gérer la logistique, mais aussi de protéger leurs vins conçus sans aucun intrant et fermentés à partir de levures indigènes. Ils travaillen­t des cépages locaux comme le piquepoul, le terret-bourret, l’aspiran ou le cinsault.

Si une grande partie de leurs bouteilles part à l’export, leur chai est ouvert du mardi au vendredi et les clients peuvent y acheter leurs vins ainsi que ceux d’amis vignerons. Mathilde et Pablo organisent aussi des dégustatio­ns et proposent des vins primeur en vrac. Une façon de faire revivre le passé viticole de la ville : « Nous croisons certains anciens qui se rappellent de récits de l’époque où la ville vivait du vin, on a repris ce flambeau par accident ! »

LE CHAI SAINT OLIVE : UN LIEU OUVERT AU COEUR DE LYON

Avant d’être à l’initiative du premier chai urbain à Lyon en 2020, les frères Saint Olive, Franck et Grégoire, avaient déjà créé, dès 2014, un négoce de vin et produisaie­nt quelque 15 000 bouteilles sous la marque Saint Olive Frères. En 2017 naît l’envie d’avoir leur propre chai de vinificati­on au centre de Lyon, dont ils sont originaire­s. « Nous souhaition­s mettre le local à l’honneur en choisissan­t de travailler avec des vignerons situés à moins de 80 kilomètres du chai », explique Franck. Implanté rue Malesherbe­s, dans le 6e arrondisse­ment, le Chai Saint Olive a ouvert ses portes il y a deux ans. Cet ancien entrepôt et garage de 530 mètres carrés sur deux niveaux accueille en rez-dechaussée treize cuves en Inox, une salle de dégustatio­n, un caveau de vente et un vaste espace de réception. Le sous-sol abrite le chai de vieillisse­ment et la ligne de mise en bouteille. Pour l’heure, les deux frères ont fait le choix de quatre cépages – chardonnay et gamay du Beaujolais, syrah et viognier de la vallée du Rhône – livrés sous forme de jus pour élaborer huit cuvées en monocépage à travers deux gammes différente­s. La Cuvée 480 et la Cuvée 812, dont les noms rappellent respective­ment la longueur de la Saône et celle du Rhône, rendant ainsi hommage aux deux fleuves qui traversent la capitale des Gaules. Elevage en cuve Inox pour la première et en fût de chêne pour la seconde. Une dernière cuvée assemblant syrah et gamay complète le tableau. Outre des visites et dégustatio­ns, le chai propose des ateliers oenologiqu­es (vinificati­on, assemblage…).

LA TÊTUE : LES QUATRE CUVÉES D’UNE VIGNERONNE LYONNAISE

Sept hectares de chardonnay et de gamay en coteaux du Lyonnais à moins de trente kilomètres de Lyon et un chai implanté entre les rives de la Saône et la place des Terreaux, rue Grobon, au coeur du 1er arrondisse­ment de la métropole. Voici le domaine La Têtue, que Géraldine Dubois a créé en 2020 : premières vendanges en septembre et ouverture de sa cave lyonnaise en novembre. Avec une idée bien précise en tête : faire des vins bio vinifiés en levures indigènes, sans intrants – juste un soupçon de sulfites quand cela s’impose en cuve –, non filtrés, et les vendre dans une bouteille réutilisab­le et consignée que la clientèle vient remplir directemen­t à la cave. Un circuit local ultracourt à l’empreinte carbone légère comme une plume. « J’ai choisi une bouteille en verre standard dotée d’une étiquette et d’une contre-étiquette transparen­tes qui résistent au lavage et d’un bouchon en verre, indique-t-elle. Lors de la vente, j’écris le nom de la cuvée et le degré alcoolique au stylo. » Lyon faisant partie de l’aire d’appellatio­n « côteaux du Lyonnais », les quatre cuvées proposées a chent cette AOC : deux rouges et deux blancs, deux gammes de prix (12 et 15 euros) en fonction de l’élevage. Le gamay Guerrière e ectue sa fermentati­on alcoolique en cuve de bois tronconiqu­e et le chardonnay Court Circuit est élevé en anciens fûts.

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À BORDEAUX, LES CHAIS DU PORT DE LA LUNE PRODUISENT UN VIN URBAIN.
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