DANS LA TÊTE DES PERVERS NARCISSIQUES
Avec une fiction inédite et deux documentaires, M6 consacre une soirée aux ravages de cette pathologie psychiatrique plus répandue qu’on ne le croit dans la société française.
Nos lecteurs et abonnés s’en souviennent peut-être, la notion de « perversion narcissique » est entrée dans les conversations il y a dix ans après la parution dans « le Nouvel Observateur » du 19 janvier 2012 d’un article sur « les Manipulateurs de l’amour ». Pour la petite histoire, ce sujet fut annoncé par un bandeau sur la couverture où François Hollande posait avec un sourire de Joconde, et cette association (bien sûr involontaire) souleva son flot de moqueries. Quoi qu’il en soit, le récit des relations effroyables entre les tourmenteurs et leurs proies suscita des débats si ardents que, deux mois plus tard, notre journal publiait un dossier de une, prosaïquement intitulé « les Pervers narcissiques » (« le Nouvel Observateur » du 15 mars 2012). Sortir le concept de la sphère des analystes pour le mettre en circulation nous semblait d’utilité publique. De nouveau, l’intérêt fut exceptionnel. Dès le vendredi soir, les kiosques des gares parisiennes n’avaient plus un exemplaire en rayon. Pendant des semaines, « le Nouvel Obs » reçut de nombreux appels. Un jour, c’était l’épouse épuisée d’un coopérant en Afrique ; le lendemain, la compagne d’un sale type qui cochait toutes les cases de cette déviance morale. Et voici comment un petit bureau de journaliste devint un cabinet de consultation transitoire où raconter son histoire, poser ses questions et noter le titre d’un ouvrage ou deux à lire pour tenter d’y voir clair – enfin. Des camarades de travail poussèrent discrètement la porte. L’orage narcissique, à l’évidence, frappait indistinctement. Journaux, radio, télévision, il en fut partout question. Comme à leur habitude, les ricaneurs ricanaient. Parmi les sarcasmes, celui-ci : « Maintenant, dès qu’une meuf se fait plaquer, elle dit que son mec est un pervers narcissique. » Le traitement médiatique parfois superficiel valait mieux que rien : l’ignorance est le meilleur allié de ces démolisseurs. Dans la fiction diffusée ce soir, « A la folie », d’Andréa Bescond et Eric Métayer, avec une Marie Gillain remarquable dans le rôle de la femme anémiée par le jeu sinistre d’un amoureux duplice (Alexis Michalik), on voit que la relation d’emprise se noue d’autant mieux que la victime ne comprend rien de ce qui lui arrive. C’est son avocate (Nicole Ferroni, resplendissante d’intelligence) qui lui explique, dans le parloir d’une prison, le comportement somme toute stéréotypé du « PN » – le dénigrement, le chaud et le froid, l’intolérance à la critique, les discussions qui tournent en rond, l’inversion de tout, la relation qui rend fou, le déni. Que le déni gagne l’esprit, et la perversion fait son nid.
En dix ans, l’éclaircie est réelle. Vivre à deux en se disant que « c’est le monde à l’envers » enclenche une prise de conscience. Dans le cercle amical, une fine mouche lira le drame qui se joue sur le visage éteint d’une amie qui s’isole peu à peu. Par ailleurs, la réflexion sur le suicide s’est considérablement enrichie. Il est entré au registre de la psychologie de comptoir (souvent juste) que le venin administré quotidiennement peut tuer. Une actrice qui se pend dans sa cuisine à la veille de partir pour Cannes recevoir un éloge mérité; la femme d’un édile de la République, mère de jeunes enfants, qui met fin à ses jours dans la maison familiale : ces drames lointains seraient aujourd’hui entachés de soupçon. Depuis 2020, le Code pénal punit de dix ans de prison quiconque a « suicidé » autrui par le harcèlement. Difficile à prouver, certes, mais le texte est bien là.
DANS LE FILM “À LA FOLIE”, ON VOIT QUE LA RELATION D’EMPRISE SE NOUE D’AUTANT MIEUX QUE LA VICTIME NE COMPREND RIEN DE CE QUI LUI ARRIVE.
Dans le documentaire inédit qui suit le film, « Amour sous emprise : partir ou mourir », quatre femmes et un homme prennent la parole. Ils ont le cran de raconter ce qui généralement est tu, enseveli sous la honte : les années noires auprès d’un « PN ». Trente ans d’aliénation pour l’une d’elles, que ses filles traitent aujourd’hui encore de menteuse, ajoutant le désespoir aux regrets – espérons que ce documentaire les rendra à leur mère. Mais ce qui manque à ce beau travail, ce sont quelques phrases et le visage de celui qui a su mettre au jour un outil conceptuel si précieux : PaulClaude Racamier (1924-1996), psychiatre et psychanalyste, moins connu qu’un Lacan que la postérité, souvent désinvolte, a préféré à ce génie modeste, pourtant à l’origine de concepts aussi essentiels que la « perversion narcissique » ou l’« incestuel ». Paul-Claude Racamier. L’homme tranquille. OEuvre dans les années 1980 du côté de Besançon, dans sa miniclinique baptisée La Velotte.
Publie ses premiers articles sur la perversion narcissique en 1987 dans des revues spécialisées. Y revient en 1992 dans le chapitre 4 du « Génie des origines » (Payot). Il faut voir comme ça le rend mélancolique d’avoir sondé les bas-fonds de la psyché humaine pour en remonter le plus monstrueux : « Je dois maintenant m’acquitter du devoir d’introduire la partie la plus amère de cet ouvrage, écrit-il en ouverture de ses révélations. Il y sera question de la perversion. Non pas de perversion sexuelle : il flotte dans les perversions sexuelles un relent d’érotisme triste qui ne laisse pas d’évoquer quelques lointains échos du plaisir. Perversion non pas sexuelle donc, mais morale ; et non pas érotique, mais narcissique. » Puis il en rédige la définition : « façon organisée de se défendre de toutes douleur et contradiction internes et de les expulser pour les faire couver ailleurs, tout en se survalorisant, tout cela aux dépens d’autrui et non seulement sans peine mais avec jouissance ».
Expulser en l’autre son propre chaos mental, psychose ou dépression rentrées : cette acrobatie psychiatrique est la raison d’être de la perversion narcissique. On le dit peu (personne ne veut verser son écot dans la boîte à excuses), mais la folie perverse est souvent le mode de défense d’un narcissisme en capilotade. Narcisse aux pieds d’argile que seule la blessure d’orgueil fait souffrir, prêt à tout et au pire pour tenter de combler en vain ce « vide vertigineux dans lequel tout affect semble avoir été éteint depuis l’enfance » dont parle la psychiatre Geneviève Reichert-Pagnard.
Lire Racamier, c’est découvrir qu’il parle « des » perversions narcissiques pour distinguer le pervers « accompli » du pervers « potentiel » ou « partiel ». Sa démonstration est inaboutie, mais on voit bien de quoi il s’agit : de ces fouteurs de merde, il n’y a pas d’autres mots, qui rendent l’autre responsable du dysfonctionnement permanent qu’ils s’évertuent à entretenir. Dans un état d’hypervigilance, le partenaire du « petit » PN vit une version atténuée du carnage – et encore, ça n’est pas sûr. « Rien n’est plus blessable qu’un narcissisme non pathologique attaqué par un narcissisme pervers », poursuit le psychanalyste. Très intéressante aussi sa théorie du « soulèvement perversif », le comportement déviant s’observant alors « seulement » quelques années.
On le voit, cette psychose « blanche », c’està-dire sans symptômes apparents, est une affaire complexe, en prise avec la question du mal, comme l’a démontré Scott Peck (1936-2005), psychiatre américain, dans « le Chemin le moins fréquenté » (Robert Laffont). Et il n’aura bien sûr pas échappé à Paul-Claude Racamier, ce virtuose, que le mal pénètre aussi les institutions, si l’on en croit son avertissement posté au siècle dernier : « La pensée perverse est une pensée créativement nulle et socialement dangereuse. Elle peut être considérée comme le modèle de l’antipensée. […] on a vu des groupes se déliter, des institutions pourrir et des peuples entiers souffrir sous l’emprise de la pensée perverse exercée par quelques-uns. » Voilà qui semble bien familier. ■