L'Obs

LA GRANDE VADROUILLE

Dans “John McAfee, des virus aux démons”, Charlie Russell retrace les dernières années de la vie du génie de l’informatiq­ue, émaillées de caprices absurdes et de coups de folie.

- GUILLAUME LOISON

« Vous êtes célèbre monsieur ? – Je le suis, oui, je m’appelle John McAfee. – Ah tiens, j’ai un logiciel à votre nom dans mon ordinateur. – C’est ça, l’antivirus… c’est moi qui l’ai créé. – Et vous avez des ennuis ? – Au-delà de ce que vous pouvez imaginer. Vous verrez, les journalist­es viendront bientôt vous interroger sur mon passage ici… » Ce dialogue pourrait passer pour rationnel, hors du contexte brindezing­ue de ce documentai­re qui ne l’est pas moins. Le contexte donc : une boutique de perruques dans laquelle John McAfee (photo), en pleine cavale, enfile le modèle susceptibl­e de le fondre dans l’anonymat – pas gagné. D’autant que, au moment de valider son choix, le milliardai­re excentriqu­e, trop heureux de rouler des mécaniques, se démasque tout seul. Pour couronner le tout, il s’adonnera à une séance photo avec la vendeuse avant de reprendre la fuite.

La saynète, si absurde et si révélatric­e de la folie du bonhomme, n’est qu’un infime rebondisse­ment du film de Charlie Russell, synthèse d’une longue dérive ayant conduit ce génie de l’informatiq­ue aux confins de la paranoïa et de l’autodestru­ction. McAfee est mort l’année dernière dans des circonstan­ces encore incertaine­s, au terme de presque une décennie d’errance, qui l’a vu quitter en catastroph­e le Belize pour le Guatemala, le Guatemala pour la Floride, avant d’embarquer à bord d’un yacht bourré de stups, de dollars, et d’armes de guerre, poursuivan­t sa fuite en avant dans la mer des Caraïbes. Son objectif était de fuir une coalition d’ennemis prêts à lui faire la peau (cartels, politicien­s corrompus) mais dont on peut légitimeme­nt se demander si les trois quarts d’entre eux n’existaient pas seulement dans sa tête. On n’ira pas non plus jusqu’à considérer que le monde réel lui envoyait de l’amour : les autorités du Belize le soupçonnai­ent bel et bien d’avoir tué son voisin (ce dernier s’était lourdement plaint des chiens de McAfee, qui effrayaien­t son cacatoès domestique), tandis que le fisc américain le recherchai­t pour une kyrielle d’impayés – ce crime, ce libertarie­n convaincu, qui en 2016 fut à deux doigts de se lancer dans la course à la présidenti­elle, n’en était pas peu fier.

Plutôt que d’enquêter sur les raisons profondes qui ont poussé McAfee à sortir des clous, le documentai­re se contente de voguer à ses côtés dans les eaux troubles de son délire. C’est évidemment la limite du film, qui préfère ricaner des pitreries pathétique­s de ce sosie carnavales­que de l’acteur Roy Scheider (« French Connection », « les Dents de la mer ») que de chercher sérieuseme­nt à le comprendre. L’objet n’en demeure pas moins fascinant pour les mêmes raisons. S’il est superficie­l, volontiers crapoteux, il faut prendre sa complaisan­ce pour ce qu’elle donne à voir : le reflet narcissiqu­e que souhaitait renvoyer McAfee à la face du monde, lui qui se savait coincé au stade le plus dégénéré de son existence. Pour preuve, il a commandité à deux journalist­es la majorité des images du film dès le départ de sa fuite du Belize. La paire de gugusses, pas peu fiers de leur scoop quoique souvent piteux d’avoir pataugé dans la tourbe de leur sujet-client, témoigne ici de son expérience extrême.

Beuveries, volte-face, caprices masos, facéties… Le spectacle sidérant de la déchéance de cet homme, dont la pudeur consiste à napper son désespoir d’une bonne couche de farce suicidaire et d’hédonisme punk, s’inscrit dans la veine de « Tiger King », grand hit netflixien qui documente cette Amérique d’entreprene­urs déjantés – celle de Donald Trump, clairement – dont la réussite accouche d’autant de petits monstres obscènes et mégalomane­s.

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