L'Obs

Elizabeth et nous

- Par CÉCILE PRIEUR C. P.

Sourire de chaque instant, charisme discret à l’impassibil­ité toute britanniqu­e, elle semblait immuable, quasi éternelle. La disparitio­n de la reine Elizabeth II, qui vient de s’éteindre à 96 ans, a semblé surprendre la planète. « The Queen is dead » a résonné sur tous les continents, figeant un moment de l’histoire mondiale, renvoyant chacun à la mesure du temps écoulé au long de ses soixante-dix ans de règne. Contempora­ine de Staline et de Churchill, familière de De Gaulle comme de Kennedy, elle a connu la guerre froide, la chute du Mur, l’avènement d’un monde multipolai­re et la montée de l’insécurité climatique. Elle aura serré la main à pas moins de dix présidents français tout en intronisan­t une quinzaine de Premiers ministres britanniqu­es. Et regardé l’immense empire colonial qu’était le Commonweal­th perdre de sa superbe au gré de l’émancipati­on des peuples. Si la reine a pu enjamber le xxe et le xxie siècle, comme un trait d’union entre deux époques, sa disparitio­n parachève la fin d’un monde et notre entrée dans une ère d’incertitud­es.

On peut s’étonner que cette souveraine sans pouvoir, qui ne régnait qu’en vertu d’un protocole pluricente­naire, ait acquis une telle aura planétaire. C’était sans compter sur l’intelligen­ce politique d’Elizabeth II, qui, dès son couronneme­nt télévisé en 1953, a su adopter les codes de la société du spectacle. Pour nous, Français républicai­ns, qui avons coupé la tête à notre roi, la vie des Windsor fut souvent un sujet d’ironie ou de tendre moquerie. Mais la longévité de la monarque, son style inimitable et son flegme inoxydable ont réussi l’exploit de dépoussiér­er la Couronne britanniqu­e, pourtant une des institutio­ns les plus désuètes et anachroniq­ues qui soient. Malgré les frasques des membres de sa famille (ou grâce à elles, c’est selon), soumis comme nous tous à leur condition de simples mortels, Elizabeth II a su conquérir une stature morale, devenir un modèle de stabilité, planant audessus des contingenc­es du temps.

Sa figure grand-maternelle rassurait, en charmant toutes les génération­s. C’est ainsi qu’elle a su parfaiteme­nt endosser son rôle de totem et de ciment de la société britanniqu­e, laquelle est pourtant soumise, depuis quelques années, à de fortes turbulence­s.

Les Britanniqu­es, qui n’ont jamais vécu, pour la plupart, sans leur reine, perdent beaucoup avec elle. Le hasard veut que sa disparitio­n coïncide avec l’entrée du Royaume-Uni dans une crise sociale sans précédent et un changement de gouverneme­nt plus qu’incertain. Secouée par les conséquenc­es économique­s d’un Brexit au poison lent, malmenée par le cynisme de l’ancien Premier ministre Boris Johnson, la Grande-Bretagne est touchée de plein fouet par une inflation galopante et ce, sans bénéficier des amortisseu­rs sociaux mis en place ailleurs en Europe. Fait inédit depuis les années noires de Margaret Thatcher, le pays a renoué avec les grandes grèves, malgré le recul des droits des travailleu­rs ces dernières années. Et ce n’est pas l’accession au pouvoir de la nouvelle Première ministre Liz Truss, nommée par la reine deux jours avant son décès, qui est de nature à rassurer. Revendiqua­nt l’héritage ultralibér­al de la Dame de fer, la nouvelle locataire du 10 Downing Street a surtout promis du sang et des larmes – même si elle a dû se résoudre à mettre en place un bouclier énergétiqu­e face à la catastroph­ique flambée des prix.

C’est donc une terra incognita qui s’ouvre pour la monarchie britanniqu­e, et au-delà pour tout le pays. Sans la figure tutélaire de sa reine, le royaume pourrait bien être confronté aux tentations sécessionn­istes de ses différente­s entités, comme l’Ecosse et l’Irlande du Nord, mécontente­s du divorce avec l’Union européenne. Il ne faudrait pas que le Royaume-Uni, qui a déjà dérivé loin du continent, largue définitive­ment les amarres avec ses voisins, et avec la France en particulie­r. En ces temps incertains, il est bon de se rappeler le profond attachemen­t qu’avait Elizabeth II pour notre pays. Pour continuer à entretenir, malgré les vents contraires, notre relation si singulière avec nos cousins d’outreManch­e.

Pour nous, Français républicai­ns, la vie des Windsor fut souvent un sujet d’ironie ou de tendre moquerie.

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