Le tsar est nu
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine il y a sept mois, une question clé restait sans réponse : quel est le degré d’adhésion des Russes à ce projet de conquête que Vladimir Poutine fait en leur nom, au-delà des cercles traditionnels d’opposition de Moscou et de Saint-Pétersbourg ? Nous avons désormais la réponse. Car à l’instant où le maître du Kremlin a décrété une « mobilisation partielle » pour gonfler ses troupes armées, les Russes ont cherché par tous les moyens à y échapper : ils ont voté avec leurs pieds. En 2014, lorsque Poutine avait occupé, puis annexé la Crimée, sa cote de popularité avait atteint des sommets. Mais le président russe s’est trompé – une fois de plus – en pensant qu’il pourrait renouveler la performance et attaquer l’Ukraine dans son ensemble.
Il a pourtant fait tout ce qu’il fallait : parler d’« opération militaire spéciale » et non de guerre (les sales guerres se cachent derrière les euphémismes, rappelez-vous les « événements d’Algérie ») ; n’envoyer en Ukraine que des soldats professionnels, pas des conscrits ; atténuer la portée des sanctions occidentales ; museler toute information indépendante, comme celles du quotidien « Novaïa Gazeta », dont le directeur Dmitri Muratov a reçu le prix Nobel de la paix ; matraquer dans les médias d’Etat un « narratif » nationaliste et patriotique évoquant les heures tragiques et glorieuses de la Seconde Guerre mondiale. Tout cela a pu fonctionner jusqu’à début septembre et le succès de la contre-offensive ukrainienne dans la région de
Kharkiv, qui a engendré un recul conséquent de l’armée russe. Le dispositif s’est alors effondré, la neutralité bienveillante de la population s’est transformée en colère et en opposition, dès lors que des jeunes hommes risquaient d’être envoyés mourir dans une guerre à la finalité douteuse.
Ce faisant, Vladimir Poutine a introduit le virus du doute et de la contestation dans une société qu’il pensait « tenir ». Les ténors ultranationalistes qui, dans les talk-shows télévisés, se livraient à des surenchères guerrières outrancières, se retrouvent aujourd’hui en décalage flagrant avec l’exode des Russes mobilisables vers la Géorgie, la Turquie ou toute autre destination n’imposant pas un visa d’entrée. Les Géorgiens ironisent sur leur frontière qui a vu passer des chars russes en 2008 – quelque 20 % du territoire sont toujours occupés par l’armée russe – et des déserteurs en 2022… Des images venues de toute la Russie, et pas seulement des métropoles de l’Ouest, montrent une mobilisation imposée, violente, chaotique, contrastant avec la motivation dont font preuve les combattants ukrainiens, qui se battent dos au mur pour leur pays. Les funérailles, au même moment à Kiev, d’Oleksandr Shapoval, un danseur de ballet ukrainien mort sur le front où il servait comme lanceur de grenades, montraient une population recueillie dans la ferveur et l’émotion. Difficile de trouver plus grand décalage au coeur d’un conflit d’une telle ampleur.
Poutine a perdu la partie : rien de ce qu’il avait prévu ne s’est produit, ni l’effondrement ukrainien, ni la faiblesse occidentale, ni, surtout, la démonstration de puissance de son armée, minée de l’intérieur par sa corruption et ses dysfonctionnements. Pour autant, il n’a pas dit son dernier mot, et conserve une capacité bien réelle d’escalade. Mais il a commis l’erreur d’ouvrir un « front intérieur » en rompant le contrat social tacite en vigueur depuis le début du conflit ukrainien. Le tsar est nu, et sans doute condamné, même s’il a toujours les moyens de se montrer dangereux, en Russie comme à l’extérieur.
Vladimir Poutine a commis l’erreur d’ouvrir un “front intérieur”.