“Une cellule de signalement des violences sexuelles doit être indépendante”
Après la mise en cause de plusieurs personnalités de gauche, la question de la gestion de ces violences par les partis politiques revient au premier plan. Entretien avec l’avocate Elise Fabing
L’incendie se poursuit dans les partis de gauche. Depuis des semaines, des accusations de violences sexistes et sexuelles ont mis à mal leurs figures de proue. Côté LFI, il y a d’abord eu le cas Taha Bouhafs, privé d’investiture aux législatives dans la précipitation en mai après un témoignage l’accusant de violences sexuelles ; puis Eric Coquerel, un des cadres de LFI, a été visé par une plainte pour harcèlement sexuel. Récemment, Adrien Quatennens, numéro 2 du parti, a reconnu des violences conjugales après qu’une main courante de son ex-conjointe a fuité dans la presse. Côté EELV, Julien Bayou vient de démissionner après des accusations de violences psychologiques sur son ex-compagne relayées par Sandrine Rousseau.
A lire les démentis des uns et des autres, les versions qui s’affrontent, le sac de noeuds paraît inextricable. La plupart des intéressés contestent les accusations, et disent ne pas avoir été entendus pour livrer leur version des faits. Est-il possible de « faire mieux », et de gérer correctement les accusations de violences sexistes et sexuelles au sein des partis ?
Elise Fabing est avocate en droit social, spécialisée dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail. Elle explique comment une cellule dédiée à ces questions, au sein d’un parti ou d’une entreprise, devrait procéder pour respecter le droit des victimes comme celui des mis en cause.
A quoi sert une cellule de signalement des violences sexistes et sexuelles ?
C’est très important que ces cellules existent. Un employeur a une obligation générale de préserver la santé et la sécurité de ses salariés. Une structure morale comme une entreprise ou un parti a l’obligation de réagir à une alerte, y compris pour les bénévoles qu’un parti fait travailler, même gratuitement. Il faut donc qu’un employeur mette en place des outils pour prévenir les violences sexistes et sexuelles, comme une commission dont les victimes ou les témoins potentiels pourraient s’emparer. Il a beau être difficile de prouver le harcèlement moral ou sexuel, une enquête interne permet d’avoir quelques éléments et peut permettre de trouver des solutions de ressources humaines équilibrées et de donner l’impression aux victimes de se sentir entendues.
A quelles conditions les cellules de signalement peuvent-elles travailler correctement ?
Le protocole idéal, c’est de permettre de saisir un tiers impartial qui va réaliser l’enquête interne, et qui n’ait aucun lien d’affaires avec la personne mise en cause. Les entreprises font appel à des psys, des consultants spécialisés en risques psychosociaux ou alors des avocats. En ce moment, sur un dossier que je défends, l’enquête interne au sein de l’association a été confiée à la psychologue qui accompagne l’association par ailleurs : ça n’est pas carré, elle a une connaissance antérieure qui nuit à son impartialité.
Vous qui réalisez des enquêtes internes dans des entreprises, comment procédez-vous ?
Déjà, je vérifie que je n’ai pas de conflit d’intérêts avec l’entreprise qui me sollicite. Je commence par prendre des renseignements, pour savoir qui a autorité sur qui dans l’entreprise. Je réalise un questionnaire en fonction des faits dénoncés, j’auditionne les personnes concernées, je leur demande de me communiquer des noms d’autres salariés susceptibles de me parler. Je préfère que l’entreprise fasse un appel large pour que toute personne témoin de faits ou d’éléments puisse venir me voir. Ensuite, je fais un rapport avec des conclusions sur la qualification des faits, qui est transmis uniquement à la direction, sans obligation de le communiquer aux salariés. C’est à la direction de prendre des sanctions éventuelles, pas à moi. Je peux faire des préconisations.
Concernant les partis politiques, le Haut Conseil à l’Egalité préconise de « mandater une instance indépendante » comparable à la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie publique, pour traiter ces situations de violences. Qu’en dites-vous ?
Ce serait la meilleure option : une autorité qui ait un champ de compétence clair et défini par des textes. La qualité première d’une cellule de signalement des violences, c’est son indépendance. En entreprise comme dans un parti, le processus « fait maison » manque d’impartialité.
Dans le cas de Julien Bayou, la cellule de veille des Verts a consulté un mail provenant d’une ancienne compagne l’accusant de « briser psychologiquement des femmes », mais cette personne aurait refusé d’être auditionnée. Comment gérer cette configuration ?
Je ne comprends pas les contours de cette cellule. A-t-elle vocation à contrôler la vie privée ? Ça ne me choque pas qu’un parti décide de mettre à l’écart un élu soupçonné de violences dans le cadre privé, s’ils considèrent que ça ne cadre pas avec ses valeurs. Mais ça n’a rien à voir avec les missions de ce type de cellule. Si on peut considérer qu’un parti a les mêmes obligations qu’un employeur, c’est-à-dire de protéger la santé et la sécurité des personnes en son sein, je ne vois pas comment cette obligation s’étend aux conjoints des cadres.
La cellule de signalement de LFI est composée de membres du parti. Ça ne convient pas ?
Ça ne convient pas du tout. En tant qu’avocate, quand j’assiste une victime de harcèlement moral, je vais questionner sans cesse l’impartialité de l’enquête menée. La gestion en vase clos entretient la défiance vis-à-vis de ces cellules, ça peut dissuader des victimes de parler.
Selon vous, un parti ou une entreprise n’a pas à enquêter sur des allégations de violences commises dans le cadre privé ?
On critique le tribunal médiatique, mais conférer une telle puissance à une entreprise, ça me paraît dangereux. Et ces questions sensibles demandent de la formation, des compétences spécifiques.
Il y a eu les affaires Bouhafs, Coquerel, Quatennens, Bayou, qui ne recouvrent ni les mêmes faits ni les mêmes potentielles qualifications pénales. Est-il possible pour un parti d’anticiper tous les cas de figure de violences ?
Personne n’a le chemin parfait, clair et précis sur comment traiter ces questions. C’est un peu insoluble. On peut décider d’écarter les concernés jusqu’à ce que la justice tranche, mais la justice pénale est si lente qu’ils se retrouvent politiquement morts avant toute décision pénale. Si on avait une justice pénale plus rapide, ces affaires seraient moins compliquées à gérer.
Une cellule interne devrait-elle inciter les victimes à porter plainte, comme on l’a beaucoup entendu ?
C’est une question compliquée. Porter plainte, c’est une décision douloureuse et personnelle. Ça ne devrait pas entrer en ligne de compte sur le traitement de la situation de violence par la structure. Je pense à une des victimes de viol que j’accompagne : elle ne portera pas plainte, elle n’a pas de preuve, elle ne se sentait pas la force d’affronter cinq ans de procédure douloureuse qui comprend de nombreuses failles. La cellule a un vrai rôle d’information, mais sur l’incitation, je suis beaucoup plus réservée. Ça me hérisse quand j’entends : « On ne fera rien sans plainte pénale. » On signifie donc que la victime doit porter plainte pour que sa souffrance soit prise en compte au sein de son organisation. C’est n’avoir aucun respect pour les victimes, pour ses salariés et pour sa propre organisation.
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