Jeanne, brûlée vive
SA PRÉFÉRÉE, PAR SARAH JOLLIEN-FARDEL, SABINE WESPIESER, 208 P., 20 EUROS.
★★★☆ Même son agonie la dégoûte. Jeanne a épuisé ses réserves de mansuétude, mais il lui en reste un peu pour la haine et l’aversion. Son père âgé est prostré sur une chaise d’hôpital. Il sent l’urine, bave et peine à parler. Soudain, il attrape le poignet de sa fille, lui dit qu’il l’aime et lui demande pardon. Elle le regarde fixement et lui crache au visage. Il est mort quelques heures plus tard, au petit matin. Pas de pitié pour les monstres. Le père en était un. Chauffeur routier dans le canton suisse du Valais, alcoolique, obscène et tyrannique, il ne rentrait chez lui que pour s’enivrer, armer son fusil et torturer les siens. Sa femme, qu’il insultait, cognait, traînait sur le sol par les cheveux, bombardait de bouteilles en verre, dont l’obstinée résignation ajoutait encore à la violence du bourreau. Sa fille aînée, qu’il frappait avec ses « paluches d’ogre », qu’il violait, dont il enfonçait la tête dans l’eau de la baignoire, et qui finira par se suicider après s’être prostituée. Et la cadette, Jeanne, la narratrice de cette chronique d’un calvaire, sur lequel même le médecin du village fermait les yeux, qui sut très tôt, dès ses 8 ans, que son salut passait par la fuite. Ce fut l’Ecole normale d’instituteurs de Sion, puis l’installation et la « résurrection » à Lausanne, loin de l’enfer, loin du village de l’effroi et de la lâcheté, où elle ne revint que pour enterrer sa soeur et sa mère martyres.
La force de ce premier roman tardif (Sarah Jollien-Fardel est née en 1971, dans le val d’Hérens), car il faut du temps au sang pour sécher, tient autant à la description physique de cette dictature patriarcale, comme moyenâgeuse, qu’à la manière dont Jeanne, « née morte », raconte son évasion et sa survie. Elle nage pour se laver de son passé dans l’amniotique lac Léman. Elle aime des femmes qui la dédommagent de sa phobie des hommes. Et elle garde, malgré tout, la nostalgie d’un Valais âpre, rustique, à la fois plane et montagnard, entre figuiers et glaciers (canton dont Maurice Chappaz et Corinna Bille restent les inoubliables écrivains), que la folie du père n’a pas réussi à détruire. « Sa préférée » est aussi le roman préféré des libraires de la Fnac, qui lui ont décerné leur prix. On les comprend.