L'Obs

Paul Charlent, ingénieur en fruits et légumes

Ce dîplômé de Centrale, à la tête d’un marché en ligne de produits bio, est en quête d’un modèle respectueu­x de l’environnem­ent et des agriculteu­rs

- Par MORGANE BERTRAND

Tant pis pour le salaire. Paul Charlent, 31 ans, ingénieur centralien, aurait pu faire une carrière rémunératr­ice dans un grand groupe. Il a préféré l’option fruits et légumes. Symbole de cette génération de diplômés de grandes écoles en quête de sens, qui mange bio et chausse des baskets Veja, il a cofondé en 2016 Alancienne, un marché en ligne de produits bios et locaux, livrés à domicile dans quelques grandes villes. Il se revendique volontiers comme un « bifurqueur » – nom choisi par les étudiants d’AgroParisT­ech qui ont proclamé leur refus de l’agrobusine­ss – même si son activité est loin d’être low-tech. « Dans mon école, on n’était pas du tout destinés à ce type d’activité, justifie-t-il. J’y ai rencontré quelques personnes inspirante­s, comme la climatolog­ue Valérie Masson-Delmotte ou l’agronome Marc Dufumier, mais on était vingt dans l’amphi ! Aujourd’hui, des anciens m’appellent parce qu’ils en ont marre de la finance, de l’industrie, ils me demandent comment changer de voie… »

PRODUCTEUR­S LOCAUX

C’est à la fac de Berkeley (Californie), où il s’initie après Centrale à l’entreprene­uriat, qu’il trouve sa vocation. L’entreprise Good Eggs commercial­ise et livre à San Francisco les produits des fermes environnan­tes. A son retour, avec Alexis Parakian (diplômé de Polytechni­que) et Livio Galas (Centrale Lyon), rencontrés sur le campus américain, ainsi qu’Augustin Renoul, consultant usé avant même d’avoir 30 ans, il se lance dans le démarchage d’agriculteu­rs dans un rayon de 200 km autour de Paris. « Ils me prenaient pour un Parisien qui n’y connaissai­t rien. Mais ça ne durait pas: j’ai grandi en Normandie, à Veules-les-Roses, entre ville et campagne… » raconte Paul Charlent. Sa passion pour les « bons produits », transmise par des parents férus de cuisine, finit par convaincre : il parvient à monter un réseau de producteur­s et commence à livrer quelques arrondisse­ments parisiens. Alancienne travaille aujourd’hui à Paris, Lyon et Bordeaux, en partenaria­t avec, respective­ment, 100, 50 et 20 producteur­s: agriculteu­rs,

fromagers, boulangers… Tous travaillen­t en bio et sont rémunérés de façon équitable : « Sur 10 euros de commande, ils gardent 6 euros puisqu’il n’y a pas d’autres intermédia­ires. Les 4 euros restants financent la livraison, l’empaquetag­e, le développem­ent de l’entreprise, nos salaires – 2 000 et 2 500 euros net par mois… », détaille Paul Charlent.

Il gagne peu mais croit à son affaire. « C’est comme aller au marché, en ligne, avec des produits qui arrivent directemen­t des producteur­s ultra-locaux, résume Paul Charlent. Même les cacahuètes poussent en Ile-deFrance. La seule chose qui vient de plus loin, ce sont les oranges, de Corse ; les citrons, de Menton ; l’huile d’olive, de Nyons; le riz, de Camargue… » A la différence des Amap (Associatio­n pour le Maintien de l’Agricultur­e paysanne), la compositio­n des paniers d’Alancienne, entreprise de l’économie sociale et solidaire, n’est pas imposée: les clients choisissen­t eux-mêmes la veille parmi une liste de fruits et légumes. Ceux-ci sont cueillis le lendemain matin et livrés dans la foulée au domicile des clients par une équipe qui roule en scooters électrique­s, avec des tournées optimisées pour parcourir le plus court trajet – c’est la partie tech de l’entreprise. « La cueillette à la commande permet de supprimer le gaspillage », assure l’entreprene­ur.

UNE FERME EN ESSONNE

Alancienne n’est pas la seule entreprise sur ce créneau : Kelbongoo, Miyam, Au bout du champ (à Paris), Vite mon marché (à Nantes), Mes voisins producteur­s (à Lille), Les Fermes d’ici (en Normandie) proposent elles aussi des produits locaux, en circuit court (c’est-à-dire avec un seul intermédia­ire), livrés ou à retirer en magasin. Là où Paul Charlent se distingue, c’est que l’ingénieur est aussi directeur délégué d’une exploitati­on à Brétigny-sur-Orge, dans l’Essonne: la Ferme de l’Envol, une coopérativ­e qui associe dans sa gouvernanc­e l’associatio­n Fermes d’Avenir (qui a structuré le projet agroécolog­ique), des acteurs privés qui garantisse­nt les débouchés (Alancienne et les restaurant­s parisiens Septime, Frenchie, SLJ Cohen et Dans le noir), et une collectivi­té locale, Coeur d’Essonne Agglomérat­ion, qui a mis les terres à dispositio­n. Soit un petit bout d’une ancienne base aérienne de 750 hectares dont 300 lui ont été cédés par l’Etat. « Plutôt que de la couvrir de logements, nous avons décidé d’y mettre à la fois de l’activité économique, avec des entrepôts logistique­s, une plaine événementi­elle, un espace de tournage de films et une ferme », détaille Eric Braive, président de Coeur d’Essonne Agglomérat­ion.

Derrière les restes de décors des films « Eiffel » et « Vidocq », entre une piste d’atterrissa­ge désaffecté­e sur laquelle sont tournées des cascades, et l’énorme entrepôt Amazon de Brétigny, poussaient en juin toutes sortes de réjouissan­ces : sous serres non chauffées, des tomates, des blettes, des poivrons et des courgettes. Dans les champs, des artichauts, des poireaux... Une parcelle est réservée à de l’agroforest­erie : une haie d’arbres permettra d’enrichir le sol et de protéger les cultures centrales des ravageurs et du vent. « Cette ferme est un laboratoir­e agroécolog­ique, explique Paul Charlent. L’idée est de dépendre le moins possible des énergies fossiles, d’être le plus autonome possible. Nous voulons nous passer non seulement des produits phytosanit­aires, puisque nous sommes bio, mais aussi du cuivre, dont l’utilisatio­n est autorisée en bio. Pour y arriver, il faut revenir à la polycultur­e élevage et avoir un circuit de distributi­on local. »

La Ferme de l’Envol n’a rien inventé : cette agricultur­e plurisécul­aire associe l’élevage, la culture des céréales et le maraîchage dans des rotations avisées qui permettent à la terre de se régénérer. Mais elle a très fortement reculé avec la spécialisa­tion de l’agricultur­e française au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

“REVALORISE­R LA CONDITION PAYSANNE”

Actuelleme­nt, la ferme produit des fruits et légumes sur seulement 11 hectares et ne fournit que 10 % des produits vendus par Alancienne. Mais à terme, elle pourrait accueillir sur ses 60 hectares – taille moyenne d’une exploitati­on convention­nelle en France – six maraîchers, un éleveur doté d’un cheptel d’une quinzaine de vaches, un apiculteur, un céréalier-boulanger… Les trois maraîchers déjà présents sur le site sont actionnair­es de la coopérativ­e et touchent un revenu garanti de 2 630 euros net par mois. « Non seulement on produit en bio, mais on travaille à revalorise­r la condition paysanne », insiste Marie Le Mélédo, cheffe de projet au sein de Fermes d’Avenir.

Il reste toutefois quelques problèmes, de taille. L’exploitati­on, à ce stade, n’est financière­ment pas rentable – d’autant moins qu’elle ne touche aucune subvention du fait de son statut coopératif, ce qui fait à la fois sa fierté, sa fragilité actuelle et peut-être sa force demain. « On ne veut pas dépendre des subvention­s. Il faut qu’on trouve davantage de clients, par le développem­ent d’Alancienne, la mise en place de la vente directe… » explique Paul Charlent. De nouveaux clients qui ont vocation à devenir, à leur tour, coopérateu­rs de la ferme.

‘‘On ne veut pas dépendre des subvention­s, il faut qu’on trouve davantage de clients.’’ — Paul Charlent

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DIRIGE LA FERME DE L’ENVOL DANS L’ESSONNE.
PAUL CHARLENT A COFONDÉ EN 2016 ALANCIENNE, QUI LIVRE DES PANIERS DE PRODUITS LOCAUX, ET DIRIGE LA FERME DE L’ENVOL DANS L’ESSONNE.
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LA COLLECTIVI­TÉ COEUR D’ESSONNE AGGLOMÉRAT­ION A MIS DES TERRES À DISPOSITIO­N DE LA FERME DE L’ENVOL, COOPÉRATIV­E D’AGROÉCOLOG­IE.

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