BRÉSIL : QUITTE OU DOUBLE ?
Avec “Jair Bolsonaro, un autre Brésil”, Ingrid Piponiot et Laetitia Rossi dressent un portrait inquiétant du dirigeant autoritaire et ultraconservateur élu en 2018 et s’interrogent sur les suites de son éventuelle réélection. Par Anne Sogno
Le 2 octobre, 150 millions de Brésiliens – le vote est obligatoire de 18 à 70 ans – seront appelés à élire leur président de la République. Deux candidats, deux Brésil : Jair Bolsonaro, le populiste, contre Lula da Silva, ex-président de gauche de 2003 à 2011, dont les condamnations pour corruption ont été annulées par le Tribunal suprême fédéral en 2021. Si les sondages actuels prêtent 45 % d’intentions de vote au candidat du Parti des Travailleurs contre 32 % au président sortant, élu triomphalement en 2018, rien n’est joué dans ce pays où l’information comme la désinformation passent principalement par les réseaux sociaux. Bolsonaro – « O Mito » (le mythe) pour ses fans qui l’adulent comme une rock star – y fait la course en tête avec 45,9 millions d’abonnés contre seulement 16,1 pour le représentant d’une gauche à la traîne dans ce domaine.
Jamais en reste en termes de vulgarité et de haine envers ses adversaires, à l’instar de son mentor Donald Trump, grand adepte de la violence politique, Bolsonaro faisait encore récemment des allusions à peine voilées à une insurrection en cas de défaite. Il semblerait qu’il ait désormais mis de l’eau dans son vin afin de protéger ses arrières. Mais quid de ses soutiens indéfectibles, électeurs radicalisés, souvent amateurs d’armes à feu dont les ventes ont doublé pendant sa mandature ? « Ils vivent dans un monde parallèle et sont à fond dans la théorie du complot, déplore Ingrid Piponiot, coréalisatrice avec Laetitia Rossi de ce passionnant documentaire. Si un coup d’Etat militaire à l’ancienne, avec des chars dans la rue, semble très peu probable, il est difficile de prévoir comment réagira le noyau dur, environ 20 % de la population, qui le soutient encore coûte que coûte. Ce qui est certain, c’est que sa réélection continuerait d’abîmer la démocratie brésilienne de l’intérieur : son programme ultralibéral et conservateur a abandonné toute politique publique depuis quatre ans. »
En enquêtant sur l’ascension fulgurante de cet homme provocateur, belliqueux, autoritaire et antisystème qui dirige le pays entouré de son clan, composé principalement de ses trois fils (Flávio, l’aîné, s’exprime dans le film), les journalistes dressent aussi le portrait d’une société brésilienne largement divisée. Une bonne partie du pays ayant élu Bolsonaro en 2018 lui ressemble et voit dans ses origines modestes de fils d’immigrés italiens, ballotté au gré du travail que trouvait son père, le miroir de son propre ressentiment envers les élites. « Bolsonaro représente des opinions très majoritairement répandues dans la société, note Bruno Meyerfeld, correspondant du “Monde” au Brésil : le racisme, le mépris envers les femmes et un déni complet des questions environnementales… Il a donné une voix à une partie du Brésil qu’on avait choisi d’ignorer et qui ne s’exprimait jamais dans les médias. »
Pourtant, c’est peu de dire que son bilan est défavorable aux classes populaires qu’il se targue de représenter. La commission sénatoriale ayant enquêté sur la gestion de la crise du Covid par le gouvernement fédéral a conclu que 300 000 morts auraient pu être évitées dans ce pays figurant au second rang des plus touchés au monde, derrière les Etats-Unis. Sa politique ultralibérale donnant quitus au lobby agroalimentaire a provoqué le retour de la faim (un Brésilien sur trois se trouve en insécurité alimentaire), fragilisé toutes les mesures de protection de l’environnement (la déforestation des terres indigènes a triplé) et démantelé le fruit de trente ans de lutte pour les droits des populations autochtones.
En 2018, le leader populiste, viscéralement anticommuniste et très conservateur sur les questions sociétales (éducation, religion, IVG, moeurs…), avait reçu le soutien d’une grande majorité du peuple brésilien, du milieu d’affaires, de l’Eglise évangélique et, bien sûr, de l’armée, dont il est issu. Quatre ans plus tard, les déceptions s’accumulent.
« C’est une chose d’être conservateur, c’en est une autre d’être extrémiste. Le fanatisme empêche la capacité d’analyse car il s’alimente lui-même », reconnaît le général Santos Cruz, ancien ministre de Bolsonaro, limogé au bout de six mois. Les sondages montrent que les femmes sont les premières opposantes à ce président misogyne qui ne rate jamais une occasion de les insulter. Quant aux élites économiques, déçues par les promesses ultralibérales qu’il n’a pas su tenir, elles s’inquiètent de son attitude imprévisible peu favorable aux affaires sur la scène internationale et cherchent aujourd’hui un candidat moins disruptif pour leur pays très dépendant des exportations.
Prises pour cibles pendant quatre ans, la gauche et les minorités se mobilisent autour de Lula. Une dizaine de demandes de destitution ont été déposées. S’il n’est pas réélu, Bolsonaro restera-t-il au pouvoir par la force ? « Il faut garder un oeil sur la police militaire et sur les milices, prévient le politologue Silvio Costa, pour voir jusqu’où les fanatiques sont prêts à aller. Car c’est typiquement le style de Bolsonaro de tirer profit du chaos. » Une chose est sûre : les semaines qui suivront l’élection mettront à l’épreuve la solidité des institutions brésiliennes et de ce qui est encore, à ce jour, la plus grande démocratie d’Amérique latine. ■