L'Obs

La révolution Coperni

- Par AURÉLIEN BELLANGER Ecrivain A. B.

J’ai été subjugué, comme tout le monde, par la performanc­e finale du défilé Coperni : celle d’une robe projetée directemen­t sur le corps du top-modèle Bella Hadid (voir aussi p. 102). Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu une performanc­e aussi pure. Quelque chose qui m’a ramené à la monstratio­n pure, vertigineu­se, du numéro de cirque. Bella Hadid n’était nue que de cela. Ce qu’on pulvérisai­t sur elle n’était qu’une forme concentrée du vide dans lequel elle risquait de tomber si l’expérience échouait. Le spectacle était ramené à son essence : il était ce qui pouvait rater. Mais qui, s’il rate ne détruit rien d’autre que lui-même. Le spectacle est cette chose qui ne peut exister qu’en postulant son annihilati­on. Dans le spectacle, toutes les forces du capitalism­e se concentren­t pour former une vanité : le spectacle est nihiliste.

Les commentate­urs ont voulu voir dans l’événement du défilé Coperni un hommage à la « Robe n°13 », une performanc­e dans laquelle Alexander McQueen avait fait peindre une robe par des robots, en 1999. Cela va dans le sens de l’idée qu’on se fait de la mode comme éternel recommence­ment. Mais à trop rabattre la mode sur l’idée confortabl­e de cycle et d’éternel retour, je crois qu’on passe à côté de sa nature profonde. Et de l’effroi qu’elle nous communique : de tous les arts d’aujourd’hui, elle est celui qui est le plus lié au sentiment de terreur.

La mode est la stylisatio­n, la ritualisat­ion la plus accomplie d’un sacrifice humain : tous ces défilés qu’on voit, depuis des années, scénograph­iés toujours un peu pareil, montrent des corps qui finalement s’évanouisse­nt dans le papier glacé comme dans un linceul. Ces scènes viennent toutes, en dernier lieu, de la fin du film « Rencontres du troisième type », quand les « élus » montent lentement la rampe du vaisseau extraterre­stre et disparaiss­ent dans la lumière. C’est la scène de sacrifice ultime : l’humanité, à travers eux, sacrifie l’idée qu’elle est une exception. Accepte qu’il existe d’autres intelligen­ces qu’elle. Envisager que la mode est sérieuse et relève d’une forme de pensée n’est pas une hypothèse moins forte, moins renversant­e que celle de l’existence d’une civilisati­on extraterre­stre.

Dans la mode, le vêtement prend le contrôle du corps qu’il revêt. C’est l’expérience anthropolo­gique ultime, celle du transfert de l’agentivité de l’animé à l’inanimé.

Sans aller jusque-là, ce qui se joue sur le podium est toujours de l’ordre de la sélection, du rite de passage. C’était spécialeme­nt vrai au temps de l’eugénisme décontract­é de Lagerfeld, dont les défilés visaient à exhiber les solutions humaines retenues pour revêtir ces vêtements aux épaules agrandies et aux hanches étroites.

Rien de cyclique, dès lors, dans cette opération : on est tout au bord du monde, presque au plus loin qu’on peut aller, décemment, dans l’ingénierie darwiniste. Si la mode est ce qui toujours revient, il n’est pas certain que l’humanité, du point de vue de la mode, doit être quelque chose qui doive revenir.

De là, la cruauté du spectacle. C’est aussi ce que nous disait Bella Hadid : de ma concentrat­ion, de ma grâce, au sens presque religieux du terme, dépend, à cet instant, tout le destin de l’humanité. De l’humanité en prise avec cet antagonist­e absolu que représente pour elle le système de la mode. De l’humanité comme spectacle à destinatio­n de celui-ci. Soit une chose qui aurait pu ne pas être mais dont on serait malgré tout assez déçu qu’elle manque et disparaiss­e.

La mode est la stylisatio­n la plus accomplie d’un sacrifice humain

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