Une guerre de retard
Le 16 octobre, Emmanuel Macron nous a livré la clé. Il répondait au journal « les Echos », en marge du Mondial de l’Auto : « La clé, c’est de continuer les réformes pour rendre le pays encore plus compétitif. » Cette « clé », la compétitivité, chaque président la brandit depuis plus de quarante ans. Mais elle commence à rouiller, tandis qu’on cherche toujours la serrure à coups de « réformes ».
Le concept de compétitivité est ambivalent. Au sens noble, c’est le renforcement de l’économie par une meilleure formation (la voie scandinave), une innovation plus crépitante, une plus grande audace, une qualité supérieure. Mais, dans la bouche des dirigeants français, l’idée est en général plus simpliste. Il s’agit de se serrer la ceinture. De comprimer les coûts des entreprises (salaires, impôts, cotisations sociales) afin qu’elles puissent baisser leurs prix à l’exportation et permettre au pays de rattraper l’humiliant « décrochage français » face à l’Allemagne. Que faire d’autre quand on ne peut plus dévaluer le franc ?
Raymond Barre avait inventé la « désinflation compétitive » (qui est devenue le dogme de Pierre Bérégovoy). Sarkozy a fait de la compétitivité la « clé » de sa politique (déjà); Hollande a promu le « choc de compétitivité » (qui a fait long feu). Comme eux, Emmanuel Macron court après elle. Baisse de l’impôt sur les sociétés et de la CVAE (cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises), rabotage des services publics, flexibilisation du marché du travail, et aujourd’hui bouclier tarifaire pour éviter la spirale salairesprix… tout est bon pour doper les entreprises françaises.
Avec le recul, le bilan de ces politiques n’est pas flatteur. Le chômage a fini par baisser un peu, certes, mais au prix d’une grande précarité. Le déficit commercial reste abyssal : 139 milliards d’euros sur un an (chiffre d’août 2022), un record. Sans parler de la dette publique qui a explosé et des services publics qui se sont dégradés… Les Français ne sont pas plus satisfaits de leur sort que dans les années 1980, au contraire, et la colère couve. Le modèle « compétitif » allemand est luimême profondément remis en question : rester accro au charbon, dépendre du gaz russe, sacrifier les investissements publics, vendre des gros modèles d’autos dépassés… ses recettes ne sont pas toutes bonnes, après tout. Pourtant, rien ne saurait ébranler le logiciel français : « Dans l’art de la guerre économique, la compétitivité est un objectif stratégique », explique martialement le site de Bercy.
Dans un essai clair (1), un jeune politiste, Benjamin Brice, suggère de changer radicalement d’approche. Le tournant de la compétitivité pouvait être une bonne idée dans les années 1980, dit-il, mais le monde a changé : nos dirigeants ont « une guerre de retard ». Face à l’urgence climatique, la priorité ne devrait plus être de livrer des batailles sur les prix et faire voguer des milliers de porte-conteneurs sur les océans. « La compétitivité aggrave le mal qui mine la planète », tranche l’auteur. La « clé » devrait être un effort collectif de sobriété, c’est-à-dire la réduction de la consommation. Brice a titré son livre « la Sobriété gagnante », un clin d’oeil au vocabulaire winner de l’univers concurrentiel, et il l’a ouvert sur une citation de Raymond Aron, histoire de brouiller les pistes idéologiques. Selon lui, les Français doivent cesser de vivre au-dessus de leurs moyens, réduire les consommations inutiles (à commencer par celles des classes supérieures), relocaliser toutes les activités qui peuvent l’être. C’est une stratégie « gagnante » pour la planète, pour l’indépendance de la France, ses équilibres financiers, son aspiration à l’équité. Est-ce de la décroissance ? Non, il s’agit de remplacer, dans le PIB, des dépenses délétères par des productions relocalisées et des investissements préparant l’avenir. Un énorme chantier : n’en déplaise aux partisans du « droit à la paresse », la sobriété ne demandera pas moins de travail, mais davantage.
(1) « La Sobriété gagnante », Librinova, juillet 2022.
La “clé” de la compétitivité, chaque président la brandit depuis plus de quarante ans. Mais elle commence à rouiller.