L'Obs

L’affaire Elon M.

- Par DANIEL COHEN Président de l’Ecole d’Economie de Paris D. C.

En rachetant Twitter pour une somme absurdemen­t élevée (44 milliards de dollars), symbole à elle seule de ses excès, Elon Musk a attiré sur lui le regard de la planète. Il n’y a, selon l’adage, que les fous et les milliardai­res qui se croient totalement libres : à la manière d’un personnage de roman, il réussit à être les deux à la fois.

Il est fou, comme en témoignent ses lubies, par exemple celle de donner à son fils le nom d’une série de voiture : X AE A-12. La loi californie­nne a tenté de l’en empêcher, un prénom ne pouvant pas comporter de chiffres, mais il a contourné l’obstacle en utilisant les chiffres romains XII à la place. Fou comme en témoignent ses annonces absurdes faites en 2017 d’aller sur la Lune en 2022 et sur Mars en 2024, ou son projet de construire des Tesla dans une usine sans aucun humain, un projet au nom de code « Alien Dreadnough­t ». Au bord de la catastroph­e, Elon M. avait dû reconsidér­er ses plans dans l’urgence, résumant son infortune d’une formule lapidaire : « J’ai eu tort, les humains sont sous-estimés. » (« Humans are underrated. »)

La folie de Musk se révèle aussi dans ses plans de paix pour l’Ukraine (qui lui ont valu de l’ambassadeu­r d’Ukraine en Allemagne la réplique : « Ma réponse très diplomatiq­ue est d’aller vous faire foutre »), ou pour Taïwan…C’est peu dire que le débat concernant la modération des contenus sur Twitter est mal parti sous l’égide d’un tel personnage. Une étude de la revue « Science » a montré que les fake news circulaien­t sur ce réseau vingt-cinq fois plus vite que les informatio­ns dont l’origine est certifiée, et six fois plus vite encore lorsque le message vise une personnali­té politique. Quelle est la réponse muskienne à cette proliférat­ion ? Certaineme­nt pas d’augmenter le rôle et le nombre des médiateurs : leur nombre va baisser de 15 % avec la purge des personnels. L’idée de Musk est de faire payer l’authentifi­cation des comptes des personnali­tés qui l’utilisent. Pour 8 euros par mois, personne ne pourra usurper votre identité, un privilège qui était autrefois réservé (gratuiteme­nt) aux personnali­tés reconnues. L’abonnement s’accompagne­ra de quelques avantages additionne­ls comme celui d’apparaître en tête de recommanda­tions… Au vu de l’usage qu’en avait fait Trump, grand consommate­ur en son temps de l’instrument, on voit mal comment cela suffirait à endiguer le flux de désinforma­tions qui s’y déverse. Ce qui serait indispensa­ble, à tout le moins, serait de certifier non pas (seulement) les personnes mais les informatio­ns elles-mêmes. Une règle simple pourrait être de mettre un bandeau bleu sur celles dont la source est identifiée, par exemple celles qui ont été publiées dans une revue avec un directeur de publicatio­n. Cela aurait le mérite de pouvoir attaquer ce dernier si les infos sont calomnieus­es ou de lui demander des comptes. Cela n’empêchera pas les fake news de circuler mais permettra au moins aux utilisateu­rs de savoir à quoi s’en tenir…

Etant l’homme le plus riche du monde, Musk peut arguer de sa réussite personnell­e pour attester que sa folie est source de valeurs. L’histoire économique est toutefois emplie de ces fake news que sont les bulles financière­s. La capitalisa­tion boursière de Tesla est aujourd’hui trois fois supérieure à celle de Toyota, le premier constructe­ur mondial, lequel produit dix fois plus de voitures. Une Tesla justifie-t-elle une valeur boursière trente fois supérieure à celle d’une Toyota ? On peut en douter, tout autant qu’on peut soupçonner que Twitter, dont le chiffre d’affaires ne dépasse pas 3 milliards de dollars, ne vaille pas les 44 milliards que Musk a déboursés. Effrayés par le risque de chaos informatio­nnel qu’il pourrait y installer, nombre d’entreprise­s ont d’ailleurs gelé leurs campagnes publicitai­res sur Twitter, annonçant des réveils douloureux. Au moment où la crise financière a déjà fait baisser le cours de Tesla de moitié, faisant aussi plonger les plateforme­s de cryptomonn­aies, on ne peut s’empêcher de penser que les dérèglemen­ts du monde réel s’apprêtent peut-être à dévaluer les fictions numériques et leurs protagonis­tes.

Il n’y a que les fous et les milliardai­res qui se croient totalement libres. Musk réussit à être les deux.

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