“Do the maths”
J’ai dîné un jour à la table du fondateur de « Wired », le grand magazine américain de la tech. Le vétéran du journalisme connaissait a priori tout le monde dans la Silicon Valley et s’inquiétait évidemment du réchauffement climatique. C’était d’ailleurs le thème du dîner, l’un de ces dîners où on s’inquiète, à tour de rôle, avant de rentrer un peu moins inquiet chez soi, satisfait qu’on soit autant à partager cette inquiétude – un dîner capitaliste par essence, en ce que son objet, comme au temps des premières sociétés par actions, consistait à mutualiser le risque. Mon journaliste avait pourtant, ce soir-là, quelque peu déréglé cette belle mécanique – alors qu’il devait être le plus capitaliste de nous tous, et même encore au-delà de capitaliste : techno-solutionniste. Mais c’est justement son optimisme irraisonné qui nous avait inquiétés, quand il avait parlé du réchauffement climatique, presque comme d’un excitant challenge. Ce qu’il préconisait, si j’ai bien compris, c’était ni plus ni moins que de changer la couleur de l’eau de mer, de la rendre un peu moins bleue, un peu plus blanche, pour desserrer l’étreinte mortifère du forçage radiatif. Je crois que je voyais l’idée. J’avais vu des images de cela, là-bas, chez lui, en Californie : des camions bennes avaient effectivement versé des sortes de balles de ping-pong sur des bassins d’irrigation, pour empêcher que trop d’eau s’évapore.
Je repense souvent à ce dîner. C’est peut-être la dernière fois que j’ai dîné au xxe siècle. Le xxe siècle des vieilles publicités Manpower, avec à la place des ouvriers d’hier des milliardaires guidant des milliers de camions remplis de balles blanches jusqu’au bord de la falaise. Et dans cette fantasmagorie du capitalisme tardif, ces milliardaires sont tout juste déçus, alors qu’il y a tant de mondes à conquérir, que l’urgence climatique les oblige à bêtement s’occuper des eaux de la Planète Une, ou à fabriquer des voitures électriques, au lieu de tourner les vannes des canaux de Mars. Sans doute mon journaliste boomer serait-il prêt, si je le recroisais, à reconnaître la mélancolie, l’ironie de la situation. Mais le tragique, peut-être pas. La géo-ingénierie climatique restant pour lui un extractivisme comme les autres, il serait même étonné qu’on parle de son projet de changer la couleur de la mer comme d’un projet délirant ; on avait bien déjà réussi, du golfe du Mexique à celui de Guinée, à implanter partout où on voulait les récifs coralliens des plateformes pétrolières.
Je pourrais lui opposer que son projet est monstrueux, diabolique. Il me répondrait sans doute, en haussant les épaules : « Do the maths. » Fais les calculs. Ça va marcher. Toute mention des externalités négatives de son projet me jetterait dès lors dans le camp de l’irrationalité, sinon du pessimisme religieux. Je répondrais sans doute que les ingénieurs du xxe siècle non plus ne croyaient pas se tromper, et que d’ailleurs leurs calculs ont longtemps été bons. C’était leurs équations qui ne l’étaient pas. La part maudite des énergies fossiles a été longue à voir. A admettre, plutôt. Et on l’aurait admise plus tôt, si on n’avait pas cru à ce point que la méthode était la bonne.
Quand les dessins de Lascaux ont commencé à moisir, on a ainsi fait venir les meilleurs spécialistes au monde en étanchéité : les ingénieurs qui fabriquaient des sous-marins. Quelques années plus tard, on y voyait pourtant encore plus mal, et on a dû les remplacer en urgence par des écologues.
Longtemps, les calculs des ingénieurs du xxe siècle ont été bons. Mais pas leurs équations.