L'Obs

BLEU, BLANC, BLUES

Faits divers, rivalités, blessures… C’est une équipe de France fragilisée qui s’apprête à défendre son trophée. Le crépuscule du président de la Fédération, Noël Le Graët, contribue à cette atmosphère morose

- Par DAVID LE BAILLY

C’est l’histoire d’un vieux roi qui ne veut pas mourir. Il suffit qu’un micro se tende et le voici, ce monarque au visage de clown un peu triste, qui rabâche son refus de lâcher son trône. « Je veux aller au bout de mon mandat », clame Noël Le Graët. Depuis onze ans, ce Breton octogénair­e règne sur la Fédération française de Football (FFF), charge ô combien jalousée : 2 millions de licenciés, 266 millions d’euros de budget. Et, en fer de lance, une équipe nationale qui s’apprête à défendre au Qatar son titre de championne du monde, emmenée par le sélectionn­eur Didier Deschamps et les stars Karim Benzema, Ballon d’or 2022, et Kylian Mbappé.

Après un triomphe, plus dure souvent est la chute. Sur le terrain, les Bleus ont eu du mal à digérer leur titre obtenu en 2018, alternant le bon – une victoire en Ligue des Nations en 2021 – et le mauvais – l’éliminatio­n l’an passé en huitièmes de finale de l’Euro. Des rivalités entre joueurs – Griezmann et Giroud versus Mbappé – ont fissuré l’unité du groupe. Les forfaits sur blessures de cadres importants – Pogba, Kanté, Kimpembe – ont ravivé les doutes. Au Qatar, l’équipe de France se présentera avec une défense affaiblie et un milieu de terrain inexpérime­nté. L’heure est à l’inquiétude.

LA LOI DU SILENCE

Tout cela, cependant, paraît bien anecdotiqu­e à côté des feuilleton­s extrasport­ifs qui ont rythmé l’actualité de ces derniers mois. Chaque jour, dans la presse, les supporters découvrent, effarés, les comptes rendus d’audience du procès de Benjamin Mendy, sélectionn­é en 2018. Ce défenseur, présenté comme un « ambianceur » pendant le Mondial, est jugé à Chester, dans le nord de l’Angleterre, pour sept viols. A la fin de l’été, on apprenait qu’une des stars

de l’équipe, Paul Pogba, avait fait l’objet d’une tentative d’extorsion, pour un montant de 13 millions d’euros, par ses anciens « copains » de Roissy-en-Brie, tentative menée avec des fusils d’assaut et à laquelle aurait été mêlé son frère Mathias. De ces affaires privées, Noël Le Graët – qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien – n’est bien sûr pas responsabl­e. Elles disent cependant un sport gangrené depuis longtemps par la violence, la loi du silence et l’appât du gain (voir encadré p. 34).

Dans les couloirs de la Fédération, à Paris, les affaires Mendy et Pogba n’expliquent en rien l’atmosphère crépuscula­ire. Un plan social – une vingtaine de postes – est passé par là. Et aussi les bisbilles entre Le Graët et sa directrice générale, Florence Hardouin, surnommée « la Grande », ancienne escrimeuse passée par le monde de l’entreprise, aux méthodes réputées brutales. Après lui avoir laissé le champ libre, le vieux roi a bien essayé de reprendre la main. Mais ses absences, dues à la maladie, son peu d’appétence pour les affaires courantes déroutent ses équipes. Dans son dos bruissent les rumeurs. Réélu jusqu’en 2024, Le Graët ferait le mandat de trop. En interne, certains le surnomment « Rien à branler ». Sur le sort des ouvriers au Qatar, l’écologie ou encore le racisme dans les stades, Le Graët, qui fut pourtant un politique aguerri, maire socialiste de Guingamp de 1995 à 2008, s’est longtemps distingué par son silence. Et quand il s’est enfin décidé à prendre la parole, dans l’émission « Complément d’enquête » sur France 2, ce fut un désastre. Invité à réagir à des images montrant les conditions de vie indécentes des employés de l’hôtel qatari où résidera l’équipe de France, il ne trouva rien de mieux à dire que : « Ce n’est pas insoluble, ça, c’est un coup de peinture! » Un cadre de la fédé résume : « Le Graët se fout de tout, il est en roue libre. Seule l’équipe de France l’intéresse. Ce dernier mandat, pour lui, c’est du rab. »

L’OMBRE DE ZIDANE

De ces vicissitud­es, les vingt-six joueurs français partis à Doha paraissent à des années-lumière. Et pourtant… Le Graët reste le plus fervent soutien de Didier Deschamps, qu’il a nommé à la tête de la sélection en 2012. Le sort des deux hommes est intimement lié : en cas de bérézina au Qatar, ils « sauteront » ensemble. Affaibli, acculé par ceux qui veulent se débarrasse­r de Deschamps, jugé « usé », pour le remplacer par Zidane, qui convoite le poste, le vieux roi a dû se résoudre à attendre la fin du Mondial pour renouveler – ou non – le contrat de son protégé, lui-même très agacé par ces rumeurs. Ancien sélectionn­eur des Bleus, chroniqueu­r sur la chaîne L’Equipe, Raymond Domenech a éprouvé à ses dépens, lors de la calamiteus­e Coupe du Monde en Afrique du Sud, en 2010, l’impact dévastateu­r de ces interféren­ces : « Les joueurs sont imprégnés des pressions extérieure­s, du contexte. Leurs agents, parfois, leur font comprendre qu’il vaut mieux pour leur carrière que l’entraîneur change. Tout ça est insidieux. Dans la motivation, l’engagement, l’ombre de Zidane peut jouer négativeme­nt. Ne pas renouveler Deschamps, c’est remettre en cause son autorité sur le groupe. » Une analyse partagée par Guy Roux, ancien entraîneur de l’AJ Auxerre : « Il fallait prendre le risque de faire confiance à Deschamps. Dans une équipe, soit on est le boss, soit on ne l’est pas. »

Le 25 décembre prochain, une semaine après la fin du Mondial, Noël Le Graët fêtera ses 81 ans. Si son bilan est plutôt satisfaisa­nt – comptes redressés, bons résultats sportifs –, ses réflexes, sa mentalité ne sont plus vraiment dans l’air du temps. Cet air du temps que veut incarner Amélie Oudéa-Castéra, sa ministre de tutelle, qui l’a plusieurs fois tancé publiqueme­nt, ordonnant un audit sur la gestion de la fédération. Fils d’un chauffeur routier et d’une mère

“LE GRAËT SE FOUT DE TOUT, IL EST EN ROUE LIBRE. SEULE L’ÉQUIPE DE FRANCE L’INTÉRESSE. ”

— UN CADRE DE LA FÉDÉRATION

ouvrière, Le Graët – qui fut un entreprene­ur à succès dans l’agroalimen­taire – a le mauvais goût de voyager en avion privé pour aller de Paris à Guingamp. De piquer des colères. De boire du champagne à toute heure de la journée. Pis, à en croire le magazine « So Foot », sur la foi de témoignage­s anonymes, son comporteme­nt envers les femmes poserait problème. En cause, des SMS à caractère sexuel qu’il aurait envoyés à des employées de la fédération. Sur la véracité de ces messages, des doutes existent : aucune plainte n’a été déposée par des collaborat­rices actuelles ou anciennes de la FFF et deux mois après la parution de son enquête, « So Foot » n’a pas montré de captures d’écran. Mais le mal est fait. Les langues se délient : avec les femmes, le vieux roi peut se montrer « lourd », jamais avare d’un regard insistant. A ses conseiller­s, qui le pressaient de saisir la justice, il a d’abord répondu « rien à branler ». Puis, réalisant l’opprobre qui menaçait de s’abattre sur lui, il s’est ravisé, niant faroucheme­nt avoir écrit ces messages, et annonçant son intention de poursuivre le magazine.

LE POIDS DE MBAPPÉ

Dépassé par l’époque, Noël Le Graët l’est aussi par un jeune homme qui s’embarrasse peu du respect dû aux aînés. A peine sacré champion du monde, à 19 ans, Kylian Mbappé, assisté de son avocate Delphine Verheyden, demandait déjà la révision de la convention liant les internatio­naux aux sponsors de la Fédération. Ce texte accorde aux marques le droit d’utiliser l’image des joueurs durant leur carrière internatio­nale et les cinq années qui suivent. Inconcevab­le pour Mbappé. Le joueur se plaint d’être trop sollicité. Il exige un droit de regard sur l’identité des annonceurs à qui il prête son image. « Il y a eu un détourneme­nt de l’esprit de la convention, explique un juriste. Ce n’était plus l’image de l’équipe de France qui était utilisée, mais celle des deux, trois joueurs les plus connus. » Le Graët, peu habitué à ce genre de revendicat­ions, et réticent à modifier le texte, promet néanmoins de s’en occuper. N’en fait rien. Par deux fois, Mbappé doit menacer de boycotter les séances photo avec les sponsors pour obtenir satisfacti­on. Pas toujours apprécié de ses coéquipier­s, critiqué parfois pour son individual­isme, Mbappé, qui après l’Euro avait même parlé de quitter les Bleus – « le plus important, c’est l’équipe de France, et si l’équipe de France est plus heureuse sans moi, c’est comme ça » –, réussit cette fois-ci à rallier les autres joueurs, notamment les cadres Hugo Lloris et Raphaël Varane. Un épisode important dans la vie du groupe d’après le journalist­e de « l’Equipe » Sébastien Tarrago, auteur d’un documentai­re sur la vie des Bleus : « Mbappé est un personnage à part. Jusqu’alors il ne fédérait pas. Cette fois-ci, les joueurs ont marché avec lui. Didier Deschamps était ravi de voir naître cette forme de solidarité dans l’équipe. »

Fort de cette victoire en dehors du terrain, Mbappé peut-il devenir ce leader providenti­el, dans la lignée des grands capitaines de l’histoire, Platini, Cruyff, Maradona ? L’ancien internatio­nal Johan Micoud, également consultant sur la chaîne L’Equipe, en doute : « Le profil de Benzema correspond plus à celui d’un leader. Il joue juste et surtout il fait mieux jouer les autres. » Alors, Benzema ou Mbappé? Les deux joueurs, qui s’entendent bien, ont ce point commun de s’être chacun écharpé publiqueme­nt avec Le Graët, qui leur préfère le capitaine Lloris, plus discret, plus posé. En dépit des soubresaut­s, des affaires, le vieux roi sera du voyage au Qatar. Il séjournera dans le même hôtel que les joueurs. Son avenir, ce sont eux qui vont maintenant l’écrire. Pour ainsi dire, le roi est nu.

BENZEMA ET MBAPPÉ ONT UN POINT COMMUN : S’ÊTRE ÉCHARPÉ PUBLIQUEME­NT AVEC NOËL LE GRAËT.

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 ?? ?? Hugo Lloris (au centre), le capitaine des Bleus, au côté de Karim Benzema, lors d’un entraîneme­nt à Clairefont­aine, lundi 14 novembre.
Hugo Lloris (au centre), le capitaine des Bleus, au côté de Karim Benzema, lors d’un entraîneme­nt à Clairefont­aine, lundi 14 novembre.
 ?? ?? Noël Le Graët, 80 ans, est censé diriger le foot français jusqu’en 2024. Le mandat de trop?
Noël Le Graët, 80 ans, est censé diriger le foot français jusqu’en 2024. Le mandat de trop?

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