BLEU, BLANC, BLUES
Faits divers, rivalités, blessures… C’est une équipe de France fragilisée qui s’apprête à défendre son trophée. Le crépuscule du président de la Fédération, Noël Le Graët, contribue à cette atmosphère morose
C’est l’histoire d’un vieux roi qui ne veut pas mourir. Il suffit qu’un micro se tende et le voici, ce monarque au visage de clown un peu triste, qui rabâche son refus de lâcher son trône. « Je veux aller au bout de mon mandat », clame Noël Le Graët. Depuis onze ans, ce Breton octogénaire règne sur la Fédération française de Football (FFF), charge ô combien jalousée : 2 millions de licenciés, 266 millions d’euros de budget. Et, en fer de lance, une équipe nationale qui s’apprête à défendre au Qatar son titre de championne du monde, emmenée par le sélectionneur Didier Deschamps et les stars Karim Benzema, Ballon d’or 2022, et Kylian Mbappé.
Après un triomphe, plus dure souvent est la chute. Sur le terrain, les Bleus ont eu du mal à digérer leur titre obtenu en 2018, alternant le bon – une victoire en Ligue des Nations en 2021 – et le mauvais – l’élimination l’an passé en huitièmes de finale de l’Euro. Des rivalités entre joueurs – Griezmann et Giroud versus Mbappé – ont fissuré l’unité du groupe. Les forfaits sur blessures de cadres importants – Pogba, Kanté, Kimpembe – ont ravivé les doutes. Au Qatar, l’équipe de France se présentera avec une défense affaiblie et un milieu de terrain inexpérimenté. L’heure est à l’inquiétude.
LA LOI DU SILENCE
Tout cela, cependant, paraît bien anecdotique à côté des feuilletons extrasportifs qui ont rythmé l’actualité de ces derniers mois. Chaque jour, dans la presse, les supporters découvrent, effarés, les comptes rendus d’audience du procès de Benjamin Mendy, sélectionné en 2018. Ce défenseur, présenté comme un « ambianceur » pendant le Mondial, est jugé à Chester, dans le nord de l’Angleterre, pour sept viols. A la fin de l’été, on apprenait qu’une des stars
de l’équipe, Paul Pogba, avait fait l’objet d’une tentative d’extorsion, pour un montant de 13 millions d’euros, par ses anciens « copains » de Roissy-en-Brie, tentative menée avec des fusils d’assaut et à laquelle aurait été mêlé son frère Mathias. De ces affaires privées, Noël Le Graët – qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien – n’est bien sûr pas responsable. Elles disent cependant un sport gangrené depuis longtemps par la violence, la loi du silence et l’appât du gain (voir encadré p. 34).
Dans les couloirs de la Fédération, à Paris, les affaires Mendy et Pogba n’expliquent en rien l’atmosphère crépusculaire. Un plan social – une vingtaine de postes – est passé par là. Et aussi les bisbilles entre Le Graët et sa directrice générale, Florence Hardouin, surnommée « la Grande », ancienne escrimeuse passée par le monde de l’entreprise, aux méthodes réputées brutales. Après lui avoir laissé le champ libre, le vieux roi a bien essayé de reprendre la main. Mais ses absences, dues à la maladie, son peu d’appétence pour les affaires courantes déroutent ses équipes. Dans son dos bruissent les rumeurs. Réélu jusqu’en 2024, Le Graët ferait le mandat de trop. En interne, certains le surnomment « Rien à branler ». Sur le sort des ouvriers au Qatar, l’écologie ou encore le racisme dans les stades, Le Graët, qui fut pourtant un politique aguerri, maire socialiste de Guingamp de 1995 à 2008, s’est longtemps distingué par son silence. Et quand il s’est enfin décidé à prendre la parole, dans l’émission « Complément d’enquête » sur France 2, ce fut un désastre. Invité à réagir à des images montrant les conditions de vie indécentes des employés de l’hôtel qatari où résidera l’équipe de France, il ne trouva rien de mieux à dire que : « Ce n’est pas insoluble, ça, c’est un coup de peinture! » Un cadre de la fédé résume : « Le Graët se fout de tout, il est en roue libre. Seule l’équipe de France l’intéresse. Ce dernier mandat, pour lui, c’est du rab. »
L’OMBRE DE ZIDANE
De ces vicissitudes, les vingt-six joueurs français partis à Doha paraissent à des années-lumière. Et pourtant… Le Graët reste le plus fervent soutien de Didier Deschamps, qu’il a nommé à la tête de la sélection en 2012. Le sort des deux hommes est intimement lié : en cas de bérézina au Qatar, ils « sauteront » ensemble. Affaibli, acculé par ceux qui veulent se débarrasser de Deschamps, jugé « usé », pour le remplacer par Zidane, qui convoite le poste, le vieux roi a dû se résoudre à attendre la fin du Mondial pour renouveler – ou non – le contrat de son protégé, lui-même très agacé par ces rumeurs. Ancien sélectionneur des Bleus, chroniqueur sur la chaîne L’Equipe, Raymond Domenech a éprouvé à ses dépens, lors de la calamiteuse Coupe du Monde en Afrique du Sud, en 2010, l’impact dévastateur de ces interférences : « Les joueurs sont imprégnés des pressions extérieures, du contexte. Leurs agents, parfois, leur font comprendre qu’il vaut mieux pour leur carrière que l’entraîneur change. Tout ça est insidieux. Dans la motivation, l’engagement, l’ombre de Zidane peut jouer négativement. Ne pas renouveler Deschamps, c’est remettre en cause son autorité sur le groupe. » Une analyse partagée par Guy Roux, ancien entraîneur de l’AJ Auxerre : « Il fallait prendre le risque de faire confiance à Deschamps. Dans une équipe, soit on est le boss, soit on ne l’est pas. »
Le 25 décembre prochain, une semaine après la fin du Mondial, Noël Le Graët fêtera ses 81 ans. Si son bilan est plutôt satisfaisant – comptes redressés, bons résultats sportifs –, ses réflexes, sa mentalité ne sont plus vraiment dans l’air du temps. Cet air du temps que veut incarner Amélie Oudéa-Castéra, sa ministre de tutelle, qui l’a plusieurs fois tancé publiquement, ordonnant un audit sur la gestion de la fédération. Fils d’un chauffeur routier et d’une mère
“LE GRAËT SE FOUT DE TOUT, IL EST EN ROUE LIBRE. SEULE L’ÉQUIPE DE FRANCE L’INTÉRESSE. ”
— UN CADRE DE LA FÉDÉRATION
ouvrière, Le Graët – qui fut un entrepreneur à succès dans l’agroalimentaire – a le mauvais goût de voyager en avion privé pour aller de Paris à Guingamp. De piquer des colères. De boire du champagne à toute heure de la journée. Pis, à en croire le magazine « So Foot », sur la foi de témoignages anonymes, son comportement envers les femmes poserait problème. En cause, des SMS à caractère sexuel qu’il aurait envoyés à des employées de la fédération. Sur la véracité de ces messages, des doutes existent : aucune plainte n’a été déposée par des collaboratrices actuelles ou anciennes de la FFF et deux mois après la parution de son enquête, « So Foot » n’a pas montré de captures d’écran. Mais le mal est fait. Les langues se délient : avec les femmes, le vieux roi peut se montrer « lourd », jamais avare d’un regard insistant. A ses conseillers, qui le pressaient de saisir la justice, il a d’abord répondu « rien à branler ». Puis, réalisant l’opprobre qui menaçait de s’abattre sur lui, il s’est ravisé, niant farouchement avoir écrit ces messages, et annonçant son intention de poursuivre le magazine.
LE POIDS DE MBAPPÉ
Dépassé par l’époque, Noël Le Graët l’est aussi par un jeune homme qui s’embarrasse peu du respect dû aux aînés. A peine sacré champion du monde, à 19 ans, Kylian Mbappé, assisté de son avocate Delphine Verheyden, demandait déjà la révision de la convention liant les internationaux aux sponsors de la Fédération. Ce texte accorde aux marques le droit d’utiliser l’image des joueurs durant leur carrière internationale et les cinq années qui suivent. Inconcevable pour Mbappé. Le joueur se plaint d’être trop sollicité. Il exige un droit de regard sur l’identité des annonceurs à qui il prête son image. « Il y a eu un détournement de l’esprit de la convention, explique un juriste. Ce n’était plus l’image de l’équipe de France qui était utilisée, mais celle des deux, trois joueurs les plus connus. » Le Graët, peu habitué à ce genre de revendications, et réticent à modifier le texte, promet néanmoins de s’en occuper. N’en fait rien. Par deux fois, Mbappé doit menacer de boycotter les séances photo avec les sponsors pour obtenir satisfaction. Pas toujours apprécié de ses coéquipiers, critiqué parfois pour son individualisme, Mbappé, qui après l’Euro avait même parlé de quitter les Bleus – « le plus important, c’est l’équipe de France, et si l’équipe de France est plus heureuse sans moi, c’est comme ça » –, réussit cette fois-ci à rallier les autres joueurs, notamment les cadres Hugo Lloris et Raphaël Varane. Un épisode important dans la vie du groupe d’après le journaliste de « l’Equipe » Sébastien Tarrago, auteur d’un documentaire sur la vie des Bleus : « Mbappé est un personnage à part. Jusqu’alors il ne fédérait pas. Cette fois-ci, les joueurs ont marché avec lui. Didier Deschamps était ravi de voir naître cette forme de solidarité dans l’équipe. »
Fort de cette victoire en dehors du terrain, Mbappé peut-il devenir ce leader providentiel, dans la lignée des grands capitaines de l’histoire, Platini, Cruyff, Maradona ? L’ancien international Johan Micoud, également consultant sur la chaîne L’Equipe, en doute : « Le profil de Benzema correspond plus à celui d’un leader. Il joue juste et surtout il fait mieux jouer les autres. » Alors, Benzema ou Mbappé? Les deux joueurs, qui s’entendent bien, ont ce point commun de s’être chacun écharpé publiquement avec Le Graët, qui leur préfère le capitaine Lloris, plus discret, plus posé. En dépit des soubresauts, des affaires, le vieux roi sera du voyage au Qatar. Il séjournera dans le même hôtel que les joueurs. Son avenir, ce sont eux qui vont maintenant l’écrire. Pour ainsi dire, le roi est nu.
BENZEMA ET MBAPPÉ ONT UN POINT COMMUN : S’ÊTRE ÉCHARPÉ PUBLIQUEMENT AVEC NOËL LE GRAËT.